vendredi 2 décembre 2011

Rome incendiée par Néron

Huile sur toile de JD Hirvoy



La clémence de Titus


.Conférence faite par Jacques Junca
à
l'Opéra de Rouen le lundi 21 avril 2008

Nous sommes devant un opéra d'une extrême beauté et d'une extrême richesse. J'évoquerai d'abord le thème de la clémence; ensuite le personnage de Titus; puis le livret de Métastase; enfin la musique de Mozart.
I
L'essai de Sénèque

Le thème de la clémence vient en droite ligne de l'essai de Sénèque intitulé: " De la clémence."
Dans cet essai, Sénèque s'adresse au jeune Néron dont il est le précepteur. Sénèque attend du jeune prince qu'il soit bon et exemplaire, à l'image de l'empereur Auguste. Pour ce faire, il pense que la pierre angulaire de tout le comportement du prince doit être la clémence.

Cette qualité décide, à elle seule, de toutes les autres. Elle permettra à l'empereur d'être aimé, respecté, de n'avoir pas besoin de garde rapprochée, et surtout elle empêchera la formation de complots - dont on sait qu'ils sont le problème numéro un pour un prince. Aussi Sénèque analyse-t-il la nature exacte de la vraie clémence. Il dit pour commencer, ce qu'elle n'est pas. elle n'est ni la cruauté ni la miséricorde. La cruauté, car la cruauté dans l'application des peines, est un signe de barbarie, et, de plus, une stimulation à perpétrer le mal au lieu d'en arrêter le cours.
En effet, dit Sénèque, tout ce qui est démesurément puni - disons: trop vengé - a le don de susciter la récidive de la chose vengée.
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La vengeance excessive fait apercevoir l'importance du crime, le met, si vous voulez, en vedette. Aussi les sages préfèrent-ils parfois passer outre à ce dernier, comme s'il était inimaginable, plutôt qu'en le sanctionnant fortement, laisser voir qu'il est réalisable. C'est pourquoi - toujours selon Sénèque - les parricides se sont multipliés avec la loi les interdisant. Mais la clémence n'est pas pour autant la miséricorde. Car la miséricorde, sous le prétexte d'une fallacieuse pitié ou de commisération, laissant la chose impunie, est de fait un vice de l'âme, et nuit au bon fonctionnement de la société. Oui: le pardon, quand il est excessif, fait grâce de la punition; or la punition est indispensable. Alors que faire? Punir modérément. C'est à dire, pour Sénèque, faire oeuvre de clémence. Et faire oeuvre de clémence, c'est se tenir à une peine qui admonestera, qui corrigera le coupable, plus qu'elle ne le détruira, et ce, en suscitant en lui la honte d'avoir fauté et en lui ménageant les moyens de s'améliorer pour son bien et pour celui de la société.
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Quant au souverain qui fera acte de clémence à l'égard de celui qui a tenté de le détruire, il n'y gagnera qu'avantages. Premièrement, il se grandira aux dépens de son agresseur, car "personne - dit Sénèque- n'a sauvé qui que ce soit sans devenir plus grand que celui qu'il a sauvé." Deuxièmement, il acquerra, par rapport à lui, un surplus d'existence, car, selon ce philosophe:" Celui qui doit la vie l'a perdue du fait qu'il la passera à vivre à la gloire de son sauveur et contribuera plus à sa renommée en étant épargné qu'en étant éliminé."
Ici Sénèque donne alors à Néron un exemple majeur d'acte de clémence. Il relate l'histoire qui a failli emporter Auguste, tandis qu'il était en Gaule. On fait savoir à Auguste que Cinna, homme à l'esprit plutôt obtus, prépare un guet-apens contre lui. On lui dit où, quand et comment.
Ce "on", c'est bien évidemment, un complice qui trahit Cinna. Auguste passe une nuit agitée. Il est donc menacé par Cinna, petit-fils de Pompée qu'il a recueilli dans le camp des ennemis, quasi adopté, et qui lui doit tout ce qu'il est! Auguste se décide à punir, quand il s'émeut de ce que tant de gens, y compris ses proches, tiennent à ce qu'il meure. "A quoi bon vivre?" se dit-il...
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Alors, sa femme Livie intervient. Elle lui conseille, pour une fois la clémence; elle dit qu'il n'a jusque-là rien obtenu de la sévérité et elle lui fait comprendre que cela servira plus à sa renommée. Auguste est convaincu. il fait venir Cinna, le réduit au silence, le tance, relève les bienfaits dont l l'a gratifié malgré son peu de mérite, et, en regard, campe son attitude de traître et de parricide. Mais il lui dit qu'il laisse la vie sauve et lui propose le consulat. La partie est gagnée, ajoute ici Sénèque - car, de ce jour, il n'y a plus eu de complot contre la personne d'Auguste.
C'est Corneille qui reprend le flambeau de l'idée de clémence avec sa tragédie "Cinna" ou "La clémence d'Auguste", inspirée justement de l'épisode raconté par Sénèque. Mais, ce qui intéresse surtout Corneille, c'est l'idée de complot, dont il cherche à démonter le mécanisme. Il veut d'abord prouver qu'un complot se retourne fréquemment contre lui-même, avorte par la trahison d'un de ceux qui l'ont préparé, car l'âme secrète d'une conspiration clandestine empoisonne les rapports entre les associés, le rejet des normes habituelles rendant tout possible.
On peut dire que le ver est d'avance dans le fruit. Corneille, avec cette idée de complot, veut ensuite frapper un grand coup comme dramaturge, créer le saisissement, faire de cette révolte contre Auguste et de l'acte de clémence qui le suit, un événement majeur, en lui donnant l'importance d'un tournant dans l'Histoire de Rome.


Pour ce faire, Corneille n'hésite pas, d'une part, à modifier le cours des événements historiques et, de l'autre, à complexifier le drame par l'ajout de personnages, et surtout par celui d'une histoire d'amour - car il faut plaire au public.
Pour la modification des événements, il imagine de situer, dans une même journée, la fameuse concertation d'Auguste avec ses proches sur un éventuel projet d'abandon du pouvoir en faveur du rétablissement de la république, et la découverte du complot de Cinna contre lui: ce qui oblige Corneille à déplacer dans le temps l'épisode gaulois rapporté par Sénèque. Ainsi, le même Cinna, qui le matin a le front de conseiller avec d'autres à Auguste de rester au pouvoir, se propose le soir d'assassiner ce dernier, poussé qu'il est à la rébellion par ses ascendances républicaines.


Pour ce qui concerne maintenant la complexification familiale du drame, Corneille imagine un Cinna fiancé à Emilie, fille adoptive d'auguste, qui a aussi des raisons vaguement républicaines -mais surtout personnelles- de se venger d'Auguste, et qui promet son amour à Cinna à cette seule condition. Seulement voilà: un traître, Maxime, se trouve là, dont les menées sont subtilement étudiées par Corneille, et qui va dénoncer Cinna...

Auguste est effondré de voir à la fois son protégé et sa fille adoptive comploter contre lui. Pour le reste, Corneille conserve le rôle de Livie, qui conseille à son mari la clémence pour les mêmes raisons que chez Sénèque. Ainsi se trouve parachevé, enrichi, et dorénavant hissé au statut de mythe, par l'effet du génie de Corneille, le concept-tandem: complot/clémence.




Liens utiles: http://www.litterature-poetique.com/membres/dumoulie.html et http://www.crlc.paris4.sorbonne.fr/


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