vendredi 2 décembre 2011

Rome incendiée par Néron

Huile sur toile de JD Hirvoy



La clémence de Titus


.Conférence faite par Jacques Junca
à
l'Opéra de Rouen le lundi 21 avril 2008

Nous sommes devant un opéra d'une extrême beauté et d'une extrême richesse. J'évoquerai d'abord le thème de la clémence; ensuite le personnage de Titus; puis le livret de Métastase; enfin la musique de Mozart.
I
L'essai de Sénèque

Le thème de la clémence vient en droite ligne de l'essai de Sénèque intitulé: " De la clémence."
Dans cet essai, Sénèque s'adresse au jeune Néron dont il est le précepteur. Sénèque attend du jeune prince qu'il soit bon et exemplaire, à l'image de l'empereur Auguste. Pour ce faire, il pense que la pierre angulaire de tout le comportement du prince doit être la clémence.

Cette qualité décide, à elle seule, de toutes les autres. Elle permettra à l'empereur d'être aimé, respecté, de n'avoir pas besoin de garde rapprochée, et surtout elle empêchera la formation de complots - dont on sait qu'ils sont le problème numéro un pour un prince. Aussi Sénèque analyse-t-il la nature exacte de la vraie clémence. Il dit pour commencer, ce qu'elle n'est pas. elle n'est ni la cruauté ni la miséricorde. La cruauté, car la cruauté dans l'application des peines, est un signe de barbarie, et, de plus, une stimulation à perpétrer le mal au lieu d'en arrêter le cours.
En effet, dit Sénèque, tout ce qui est démesurément puni - disons: trop vengé - a le don de susciter la récidive de la chose vengée.
°
La vengeance excessive fait apercevoir l'importance du crime, le met, si vous voulez, en vedette. Aussi les sages préfèrent-ils parfois passer outre à ce dernier, comme s'il était inimaginable, plutôt qu'en le sanctionnant fortement, laisser voir qu'il est réalisable. C'est pourquoi - toujours selon Sénèque - les parricides se sont multipliés avec la loi les interdisant. Mais la clémence n'est pas pour autant la miséricorde. Car la miséricorde, sous le prétexte d'une fallacieuse pitié ou de commisération, laissant la chose impunie, est de fait un vice de l'âme, et nuit au bon fonctionnement de la société. Oui: le pardon, quand il est excessif, fait grâce de la punition; or la punition est indispensable. Alors que faire? Punir modérément. C'est à dire, pour Sénèque, faire oeuvre de clémence. Et faire oeuvre de clémence, c'est se tenir à une peine qui admonestera, qui corrigera le coupable, plus qu'elle ne le détruira, et ce, en suscitant en lui la honte d'avoir fauté et en lui ménageant les moyens de s'améliorer pour son bien et pour celui de la société.
°
Quant au souverain qui fera acte de clémence à l'égard de celui qui a tenté de le détruire, il n'y gagnera qu'avantages. Premièrement, il se grandira aux dépens de son agresseur, car "personne - dit Sénèque- n'a sauvé qui que ce soit sans devenir plus grand que celui qu'il a sauvé." Deuxièmement, il acquerra, par rapport à lui, un surplus d'existence, car, selon ce philosophe:" Celui qui doit la vie l'a perdue du fait qu'il la passera à vivre à la gloire de son sauveur et contribuera plus à sa renommée en étant épargné qu'en étant éliminé."
Ici Sénèque donne alors à Néron un exemple majeur d'acte de clémence. Il relate l'histoire qui a failli emporter Auguste, tandis qu'il était en Gaule. On fait savoir à Auguste que Cinna, homme à l'esprit plutôt obtus, prépare un guet-apens contre lui. On lui dit où, quand et comment.
Ce "on", c'est bien évidemment, un complice qui trahit Cinna. Auguste passe une nuit agitée. Il est donc menacé par Cinna, petit-fils de Pompée qu'il a recueilli dans le camp des ennemis, quasi adopté, et qui lui doit tout ce qu'il est! Auguste se décide à punir, quand il s'émeut de ce que tant de gens, y compris ses proches, tiennent à ce qu'il meure. "A quoi bon vivre?" se dit-il...
°
Alors, sa femme Livie intervient. Elle lui conseille, pour une fois la clémence; elle dit qu'il n'a jusque-là rien obtenu de la sévérité et elle lui fait comprendre que cela servira plus à sa renommée. Auguste est convaincu. il fait venir Cinna, le réduit au silence, le tance, relève les bienfaits dont l l'a gratifié malgré son peu de mérite, et, en regard, campe son attitude de traître et de parricide. Mais il lui dit qu'il laisse la vie sauve et lui propose le consulat. La partie est gagnée, ajoute ici Sénèque - car, de ce jour, il n'y a plus eu de complot contre la personne d'Auguste.
C'est Corneille qui reprend le flambeau de l'idée de clémence avec sa tragédie "Cinna" ou "La clémence d'Auguste", inspirée justement de l'épisode raconté par Sénèque. Mais, ce qui intéresse surtout Corneille, c'est l'idée de complot, dont il cherche à démonter le mécanisme. Il veut d'abord prouver qu'un complot se retourne fréquemment contre lui-même, avorte par la trahison d'un de ceux qui l'ont préparé, car l'âme secrète d'une conspiration clandestine empoisonne les rapports entre les associés, le rejet des normes habituelles rendant tout possible.
On peut dire que le ver est d'avance dans le fruit. Corneille, avec cette idée de complot, veut ensuite frapper un grand coup comme dramaturge, créer le saisissement, faire de cette révolte contre Auguste et de l'acte de clémence qui le suit, un événement majeur, en lui donnant l'importance d'un tournant dans l'Histoire de Rome.


Pour ce faire, Corneille n'hésite pas, d'une part, à modifier le cours des événements historiques et, de l'autre, à complexifier le drame par l'ajout de personnages, et surtout par celui d'une histoire d'amour - car il faut plaire au public.
Pour la modification des événements, il imagine de situer, dans une même journée, la fameuse concertation d'Auguste avec ses proches sur un éventuel projet d'abandon du pouvoir en faveur du rétablissement de la république, et la découverte du complot de Cinna contre lui: ce qui oblige Corneille à déplacer dans le temps l'épisode gaulois rapporté par Sénèque. Ainsi, le même Cinna, qui le matin a le front de conseiller avec d'autres à Auguste de rester au pouvoir, se propose le soir d'assassiner ce dernier, poussé qu'il est à la rébellion par ses ascendances républicaines.


Pour ce qui concerne maintenant la complexification familiale du drame, Corneille imagine un Cinna fiancé à Emilie, fille adoptive d'auguste, qui a aussi des raisons vaguement républicaines -mais surtout personnelles- de se venger d'Auguste, et qui promet son amour à Cinna à cette seule condition. Seulement voilà: un traître, Maxime, se trouve là, dont les menées sont subtilement étudiées par Corneille, et qui va dénoncer Cinna...

Auguste est effondré de voir à la fois son protégé et sa fille adoptive comploter contre lui. Pour le reste, Corneille conserve le rôle de Livie, qui conseille à son mari la clémence pour les mêmes raisons que chez Sénèque. Ainsi se trouve parachevé, enrichi, et dorénavant hissé au statut de mythe, par l'effet du génie de Corneille, le concept-tandem: complot/clémence.




Liens utiles: http://www.litterature-poetique.com/membres/dumoulie.html et http://www.crlc.paris4.sorbonne.fr/


II

Le Titus historique

Majestueux, plein de grâce malgré sa vigueur, incomparablement beau, intelligent, sensible, doué à la fois pour les arts militaires et civils, composant soit en grec, soit en latin discours et vers, jouant de la lyre et chantant agréablement, sténographiant à une vitesse record, tel est le nouvel empereur à la mort de son père Vespasien.

Il a alors 40 ans et l'on est en juin. Il a, quand il accède au pouvoir, soumis à Jérusalem, détruit le Temple, aimé et ramené à Rome la reine juive Bérénice, qu'il adore et qui sera sont seul grand amour - même si, elle, présente, il continue à se dévergonder copieusement, entouré d'amis et de mignons... au point de passer pour un nouveau Néron.

Corégent aux côtés de son père, il fait montre de sévérité, voire de cruauté.

Mais voilà que, près d'accéder au pouvoir, il change résolument et se porte à un extrême de sagesse, de bonté, de considération pour la chose publique, qui le fait vite surnommer: Les délices du genre humain!

Ainsi, refuse-t-il d'être divinisé et consacre-t-il l'argent du tribut des provinces pour l'érection de son temple à alléger les souffrances des victimes de l'éruption du Vésuve.

Ainsi encore, comme il est empereur, et qu'étant veuf et divorcé, il doit en principe prendre femme, il opte pour Bérénice; mais l'Empire, surtout d'Occident, assis sur un héritage républicain, répugne à voir l'empereur épouser une reine, de plus, une reine asiatique et juive, imperméable aux dieux romains. Il a alors le courage, au prix des plus grandes souffrances, de la renvoyer.

C'est une séparation que la postérité va relever et qui deviendra, au cours des siècles, un sujet de drames et d'opéras.

Ce Titus historique évoqué, voyons à présent ceux de Corneille et de Racine.
C'est Henriette d'Angleterre qui, selon la légende, a suggéré le personnage aux deux grands poètes français et en a fait l'objet d'un concours qui, dit-on, aurait été remporté par Racine.
Le Tite et Bérénice de Corneille est une tragédie compliquée mais admirable. Surprenante même, dans l'oeuvre du dramaturge. elle a, dit-on réveillé son démon de midi et son inspiration en est du coup délicieuse. Tout vient, pour Corneille, d'une décision de Vespasien. Ce dernier a souhaité, lui mort, que son fils Titus épouse Domitie, la fille du fameux Corbulon.
Vespasien sait très bien, en effet, que la bouillante et intrigante Domitie a des prétentions au trône et que, pour les satisfaire, elle est capable de dresser son second fils Domitien (qui en est amoureux), contre son frère Tite.
Ainsi Vespasien veut par là éviter un complot familial. alors, Tite, son père mort, se trouve pris dans une tenaille. D'un côté Bérénice, rentrée inopinément de Judée pour tenter sa chance, de l'autre Domitie, qui aime Domitien, mais qui, par ambition, prétend épouser Tite pensant devoir sacrifier son amour à sa gloire.
Le dénouement de tout cela vient de la grandeur de Bérénice. Bien que le sénat ait accepté l'idée de la voir épouser Tite pour les services qu'elle a rendus à l'Empire, elle se retire dans l'intérêt de son amant, persuadée que son mariage ne déclenchera que drames et complots. Et elle se résigne à l'exil.
Mais, une chose intéressante à noter, c'est la peinture que fait Corneille du tempérement de Tite. il nous le montre abattu par cet amour déçu, mais aussi, inquiet, tourmenté, déjà rongé par l'idée du temps qui mange incessamment la vie, bref ayant une sensibilité romantique avant la lettre. Aussi s'impose-t-il, lui, ce que j'appellerai un exil affectif. C'est à dire qu'il renonce à se remarier, et, pressentant que son frère accédera assez vite au pouvoir, il demande à Domitie de tenir à ses côtés le rôle de demi-impératrice, en attendant mieux...
La Bérénice de Racine est assurément une oeuvre dont la simplicité et la prosodie émerveillent et reposent du génie compliqué de Corneille.
Pour Racine, Bérénice est déjà à Rome, quand Titus accède au trône et doit, en principe, prendre femme.
L'originalité de Racine est, d'abord, de donner à Bérénice un amant, un roi ami et voisin de ses états. Antioches de Commagène, qui se déclare à elle, enfin, au grand désarroi de celle-ci; ensuite, de laisser dans l'ombre le clan familial de l'empereur. Aussi, assiste-t-on essentiellement au face à face amoureux entre Bérénice et Titus, même si nous avons à faire à une femme deux fois convoitée, par deux hommes, dont chacun souffre à sa manière.
La grandeur de Titus ici, vient de ce que l'emprise du père, son image et les devoirs qu'elle génère, s'imposent à lui et créent un douloureux débat intérieur. Mais la Bérénice de Racine a sans doute moins de noblesse que celle de Corneille. Elle se révolte contre l'ostracisme romain à son endroit, voire abdique sa dignité de reine au profit de la femme rongée d'amour. Aussi va-t-elle jusqu'à vouloir se suicider. Et ce n'est que, quand Titus lui propose de la suivre dans la mort, qu'ayant alors une preuve inconditionnelle de son amour, qu'elle se décide à partir, n'épousant pas pour autant Antiochus, et laissant Titus sans perspectives matrimoniales.


Thermes romains (photo malgbern)


Le livret de La Clémence de Titus


Je distinguerai trois grands constituants:

la personne de Titus

la Nature du complot qui le menace et sera suivi de clémence, en référence à Sénèque et à Corneille

Enfin la crise de l'Histoire romaine de 68-69, où Métastase puise les causes du dit complot.

Le premier constituant, c'est donc Titus. Il est évident que Métastase a lu Suétone et connaît bien l'empereur. Il connaît sa vie agitée, puis son accès à la sagesse, qui a déclenché l'amour que lui porte tout un peuple.

Il connaît aussi les Titus littéraires: ceux de Corneille et Racine. Et il a une idée nette du sien. D'abord, il le veut parfaitement sage et exemplaire, tel un dieu et dépassant presque en cela la condition humaine.

Aussi, élimine-t-il du personnage l'aspect inquiet, tourmenté, voire romantique qu'à développé Corneille, et s'il garde, certes, le bénéfice de la courageuse séparation du prince d'avec Bérénice, il élimine cet épisode douloureux de son texte, se contentant de l'évoquer.

Ensuite, fidèle à son goût pour les monarques légitimes et solidement assis sur leurs trônes, il veut un Titus incontesté. Métastase supprime l'éventualité d'un complot familial venant de Domitien son frère et de Domitie, tellement que ceux-ci (comme dans Racine) ne sont même pas nommés. Il reste donc, dans l'espace résultant de ces grandes évaluations, un Titus, celui de Métastase, calme, positif, ayant accédé à la sagesse, inaugurant une politique de bonté et de générosité et voulant être un père pour tous ses sujets, au point de susciter de leur part des sentiments dont la force dépasse même celle des relations privées.

Ainsi ces derniers peuvent s'avérer capables d'offrir leurs biens ou de sacrifier leur vie pour la bonne conservation de la santé physique ou morale de leur souverain, constituant avec lui comme un grand corps, dont il serait l'âme et eux les organes.

Avec ce Titus, on voit l'application sticto sensu de la politique dont Sénèque aurait souhaité voir Néron capable.





Le second constituant est l'idée d'un complot visant Titus. suivi de clémence de sa part. Mais les actes d'un être sage, en effet, comme l'assurance du renvoi de Bérénice ou le transfert des fonds du tribut des provinces aux victimes de l'éruption du Vésuve, ne suffisent pas à faire un opéra...

Pour écrire le livret, Métastase s'inspire du scénario de Sénèque et de la tragédie de Corneille. Ainsi, Titus est victime, comme Auguste d'une rébellion.

C'est là une grande nouveauté, une extrapolation historique que l'art se permet. Et, comme Auguste, Titus fait preuve de clémence et, toujours comme lui, non sans admonestation.

Le troisième constituant, c'est la crise romaine de 68-69. C'est là, en effet, que Métastase puise le ressort de son drame. En fait, tout vient, pour Métastase, de ce que Titus, après sa séparation douloureuse d'avec Bérénice, s'empresse de vouloir se remarier pour le bien de l'empire; et l'opéra, est, d'une certaine façon, la suite de ses tentatives manquées pour y parvenir. Ou, si l'on veut, le récit, non d'amour contrariées (vu que Titus est revenu de toute passion) mais de mariages contrariés. Il cherche d'abord, à obtenir la main de Servilia, soeur de son ami Sextus, qu'il veut, par ce mariage, rapprocher un peu plus de lui. (Où l'on voit que la recherche de l'amitié a autant d'importance pour lui que celle du mariage!) Mais voilà: Servilia aime Annius, ami de Sextus. Aussi, bien qu'en sujette dévouée, cette dernière offre sa main, par devoir, à son souverain, elle n'en n'a pas moins le courage de l'informer de sa situation amoureuse et de lui avouer que, malgré elle, son coeur ne sera jamais vraiment libre.


Titus, empli de cette sagesse qu'il vient d'atteindre, se retire - heureux même d'apprécier, en cette occasion, la confiance que lui porte un de ses sujets, au travers de cette marque de sincérité envers lui. Il se rabat alors sur Vitellia. Mais, avec ce personnage, les choses deviennent plus dramatiques. Celle-ci, en fait, la fille de Vitellius, lequel, au coeur de la crise 68-69, déclenchée par la mort de Néron, a été le troisième empereur après Galba et Othon.

Soutenu par les légions de Germanie Inférieure et Supérieure, acclamé par elles comme empereur, il traite d'abord d'égal à égal avec Othon, installé à Rome, et soutenu, lui, par les légions de Danube, d'Afrique et d'Orient. Le choc des armées des deux camps donne la vistoire à Vitellius et, Othon se suicidant, le vainqueur fait son entrée en juillet 69 et fonde à son tour une dynastie qui repose sur son fils et sa fille. Mais il est loin de faire l'unanimité au sénat et dans l'armée. Aussi, après des mois de règne, il est bousculé par Vespasien, père de Titus. Et la guerre civile sévissant à Rome d'une part, et les troupes de Vespasien entrant enfin en ville, de l'autre, Vitellius est exécuté.

Mais Vitellia, maintenant dans la force de l'âge, et Titus cherchant à se remarier, prétend à la main de ce dernier. Aussi, le voyant séduit par Bérénice, (reine rejetée, de plus, par l'opinion), elle fomente contre lui un complot -soutenue (selon elle) par ce qui reste du camp des vitelliens.

Elle a, pour ce faire, l'aide de Sextus, amoureux fou d'elle et à qui elle promet son amour sous condition qu'il élimine Titus - un peu comme l'Emilie de Corneille fait avec Cinna. Sextus, lui, est partagé entre son amitié pour Titus et son amour pour Vitellia.

Tout l'opéra est finalement l'histoire de ce complot, d'abord démarré, puis arrêté lorsque Vitellia apprend que Titus a renvoyé Bérénice, puis réactivé, lorsqu'elle apprend qu'elle a été éconduite une seconde fois, croyant alors que la tentative de Titus auprès de Servilia a réussi.

Tout l'opéra est donc, aussi, l'histoire des hauts et des bas de Vitellia, de ses espoirs, de ses craintes, de ses crises.

Bien évidemment le complot échoue, par la défection des insurgés, Métastase ayant appris la leçon chez Corneille. Avec cette différence que chez Corneille, le complot est stoppé avant sa réalisation, alors qu'ici il a lieu, mais échoue à cause des agissements ambiguës d'un des insurgés, Lentulus.

Titus échappe à la mort, découvre, effondré, le complot et, en deux temps ses auteurs: des gens, qui plus est, de son proche entourage! Mais qui, les choses faites, sont sous le choc. Sextus est annihilé et avide de subir le châtiment. Vitellia, indifférente, égoïste, haineuse jusque-là, réalise à la vue du dévouement de Sextus qui s'est laissé arrêter sans la dénoncer (C'est elle qui s'est livrée), que ce dernier l'a aimée finalement plus que lui-même et que l'amour désintéressé existe: ce qui occasionne, chez elle, un grand revirement moral.

C'est ici que se montre la force de caractère de Titus. Mais sans qu'il ait besoin, comme Auguste, d'une personne tierce pour l'aider. Aucune Livie ne vient l'exhorter à surmonter l'épreuve et à pardonner afin d'accroître sa gloire et d'interrompre la violence. C'est en lui qu'il trouve les forces du pardon, même s'il est ardemment sollicité à la clémence par Annius et Servilia.

Ce pardon est une illustration, stricto sensu, de la pensée de Sénèque. Il évite donc, d'une part, la cruauté, mais de l'autre, ne sombre pas dans une plate miséricorde.

C'est ainsi que Titus ne se prive pas de l'admonestation et dit accorder à la souffrance du repentir (que déclare ressentir Sextus), une importance capitale; ce remords, étant à la fois la marque de la peine indispensable à subir et la voix, pour le coupable, d'une amélioration individuelle. Au point que Titus va jusqu'à prononcer ces paroles inouïes, à l'adresse d'un Sextus repentant:

Le vrai repentir / Dont tu es capable / Vaut plus qu'une véritable / Et constante amitié.


Nous sommes en présence d'un texte qui, retouché comme on va le voir, va permettre à Mozart de déployer la force dramatique de son génie.

Orchestrant les thèmes de l'amour et de la politique, il permet une grande diversité de figures narratives et de comportements moraux. Pour les premières ce sont: retournement d'attitude, malentendus, quiproquos, système d'engrenage, réflexes de fuite, coups de théâtre, rebondissement de l'action, résolution finale.

Pour les comportements moraux, se sont: maîtrise de soi (Titus), débordements cruels et hystériques (Vitellia), sincérité (Servilia), abnégation et droiture (Annius), goût de l'ordre public et civisme (Publius, préfet de Titus), remords de conscience et désir d'être puni (Sextus, Vitellia), enfin générosité (Titus): celle de la clémence, qui s'épanouit, telle une fleur merveilleuse, au terme de l'action dramatique.

Le résultat de tout cela, matrimonialement parlant, est plutôt un échec, à l'exception du couple Annius/Servilia.

Titus, bien évidemment, reste seul. Peut-on épouser quelqu'un qui a fomenté contre vous un complot? Il rest seul aussi seul que le Tite de Corneille et le Titus de Racine. L'Histoire nous apprend qu'il est mort sans s'être remarié, mais entouré, comme aucun prince peut-être avant lui, de la reconnaissance populaire.

Quant au couple Sextus/ Vitellia, il est bien compromis. Je vous laisse juge de savoir s'il a ou non un avenir.




(photo malgbern)

La commande faite à Mozart de La Clémence de Titus

Thermes romains (photo malgbern)



. IV


La commande faite à Mozart de La Clémence de Titus.


Nous sommes en 1791. Léopold II a succédé à son frère Joseph sur le trône d'Autriche. mais cet empereur doit maintenant recevoir l'investiture des états de Bohême, en tant que roi de ce pays. La cérémonie doit avoir lieu le 6 septembre. A l'occasion des fêtes, un opéra doit être donné, dont la charge revient au Grand Théâtre national de Prague.

Les grands inspirateurs de la vie culturelle de la ville (de grands noms de la noblesse dont la plupart sont francs-maçons) choisissent, entre autres, le sujet de Titus, vu son profil sympathique, éclairé et humaniste de l'empereur - et donc le célèbre livret de Métastase.

C'est à Guardisoni, directeur de ce théâtre, de trouver le compositeur et les voix, dont certaines doivent être des castrats. Quant au poète qui doit revoir le livret pour le mettre au goût du jour, c'est, bien évidemment, le poète officiel du théâtre, nommer depuis peu: Mazzolà.


Guardasoni, dit-on, aurait d'abord songé au compositeur Salieri, mais celui-ci, très occupé, n'aurait pu honorer la commande. Il y a beaucoup à parier que Guardasoni, fort heureux de cet empêchement, s'adressa alors avec joie à Mozart que tous les Praguois admirent et qu'il a déjà rencontré pour un projet qui n'a pas abouti.


Mozart, lui, reçoit la commande comme une bouée d'espoir car il est dans la période la plus difficile de sa vie: sa musique n'est plus recherchée, il est suspect aux autorités et il est couvert de dettes. A quoi s'ajoute qu'il présente les symptômes du mal qui va l'emporter. Seulement voilà: on est à la mi-juillet et l'opéra doit être achevé pour le 6 septembre. C'est un véritable marathon qu'il doit accomplir. Il s'entend avec Mazzolà au sujet des retouches du livret, lequel correspond à un style d'opéra démodé à l'époque, l'opéra seria.

Mozart, avec sa rapidité habituelle, travaille, aidé de son élève Süssmayr pour les récitatifs, fait le voyage à Prague avec sa femme Nanette et Süssmayr, compose encore en route, et parvient à honorer sa commande.

Mon second point aborde donc les retouches du livret de Mazzolà. On est en 1791 et le livret est de 1731. Entre temps, la mode a changé. Le texte de Métastase est suranné. Sa grandiloquence héroïco-cornelienne (plutôt moralisatrice) ne passe plus; et la forme du livret adaptée au style de l'opéra seria, non plus, car l'opéra séria a vécu. Ce dernier se présentait comme une suite de longs récitatifs suivis d'airs tout simples dont les agréments étaient les vocalises.


Désormais, cette enfilade de récitatifs et d'airs paraît monotone. C'est pourquoi l'opéra séria lui-même a déjà évolué avec Paisiello, en réduisant le nombre des airs pour permettre leur développement musical et en pratiquant le procédé des ensembles. De plus Mazzolà sait très bien que Mozart a bousculé complètement le genre en créant le drame moderne, plus expressif.


Du coup, Mazzolà opère un doublement changement. Il modifie, d'une part, l'esprit du texte, et l'adapte d'autre part, à la forme révolutionnaire de Mozart, en créant les conditions qui vont permettre à celle-ci de fonctionner. Pour ce faire, touchant d'une part l'esprit du livret, il réduit certains récitatifs, ajoute à d'autres éventuellement et procède à une restauration des personnages: il atténue le rôle d'Annius et de Servilia, fait passer leur amour au second plan, ceux-ci n'existant plus qu'en fonction des trois rôles principaux: Titus, Vitellia et Sextus; il attenue, enfin, leurs interrogations ou les souffrances de ces derniers, par trop intempestives.

D'autre part, touchant la forme du livret maintenant, il porte de trois à deux le nombre des actes, supprime une dizaine d'airs, ajoute un choeur au début du second acte, et, pour les airs restants, nous donne à entendre, à côté d'airs tout simples, des duos, des trios, voire un quintette avec choeur.

Aussi assiste-t-on à une simultanéité des discours, mais aussi, à l'intérieur des ensembles, à des apartés, qui compliquent quelque peu la compréhension des morceaux. Mais encore, il ménage à Mozart ce à quoi il sait que ce dernier tient particulièrement, à savoir deux grands finales -lesquels vont s'avérer être, sous la plume de Mozart, des sommets musicaux. L'ensemble, s'il ne parvient pas à avoir pour autant la puissance des grandes sources littéraires dont il est inspiré, est quand même plus fonctionnel que celui de Métastase: parce qu'il va permettre à Mozart de donner une des marques les plus hautes de son génie.





La musique de Mozart


L'oeuvre, ayant été écrite à une vitesse record, la composition s'étant même poursuivie au cours du voyage de Prague, et certains récitatifs ayant été confiés à Süssmayr, cela suffit à quelques-uns pour jeter le discrédit dessus, et en faire une oeuvre de second ordre. Or, le temps pour un génie comme Mozart, ne fait rien à l'affaire.

Ces quelques-uns invoquent, pour la critiquer, la longueur des récitatifs et leur pauvreté, et, quant aux airs, même si certains sont fort beaux, ils voient en eux une série de morceaux constituant davantage un recueil de pièces de concert plus qu'un opéra organiquement lié. Or, pour les récitatifs, ils sont, soit écrits par Mozart, soit repensés par lui; et, loin d'avoir été écrits "au mètre", ils sont si réussis dans l'ensemble, et témoignent, selon Gérard Condé, d'une mobilité harmonique si exceptionnelle, avec de si nombreuses cadences rompues, qu'ils laissent loin derrière eux, ceux de Don Juan par exemple. De plus, ils témoignent d'une telle science au niveau de leur enchaînement avec les airs, qu'on ne peut imaginer ici un "travail routinier" mais un sens aigu de la conduite de l'ensemble et qu'on ne peut parler donc de précipitation.

Les 26 airs de La clémence de Titus sont, pour la plupart, des bijoux musicaux de facture si diverse et d'une expressivité si grande qu'ils adhèrent chaque fois étonnamment à la situation dramatique et que les deux finales (pour ne citer qu'eux) sont des sommets musicaux.

Quant à leur lien, les musicologues les plus experts savent reconnaître entre eux des connotations, des rapprochements rythmiques ou harmoniques qui témoignent de la grande concentration de Mozart.

Pour signaler une des plus grandes originalités de ces airs (outre les deux admirables finales), on peut relever la façon géniale dont Mozart joue avec la forme Rondo en l'appliquant à des textes au contenu très grave. Ainsi le n°19, où Sextus, repentant, quémande en vain, avant de mourir, la grâce de baiser la main de Titus et où, sur la forme arrêtée couplet/refrain, on assiste à une véritable progression musicale, avec, au niveau de l'allegro, cet extraordinaire moment d'inspiration jubilatoire, voire dyonisiaque, pour traduire l'aspiration à la mort libératrice. Ainsi, encore, le n°23, où Vitellia, toujours sur la forme du Rondo, dit adieu à l'empire, à l'hymen et à sa réputation.

Mais, pour en revenir à ces critiques très dures, adressées à La Clémence, il faut dire qu'elles viennent, d'une part, de ce que l'impératrice d'Autriche, le soir de la première, a taxé l'opéra de "porcherie tudesque" et qu'il est toujours resté quelque chose par la suite de cette attaque saugrenue, et, d'autre part, de ce que certains spécialistes, qui ne jurent que par les ouvrages les plus emblématiques du génie de Mozart (L'Enlèvement", "Les Noces", "Don Juan", "Cosi Fan Tutte", "La Flûte") et par ce qu'ils appellent à juste titre l'esprit l'esprit éclairé, moderne et progressiste de son inspiration, voient d'un très mauvais oeil, un ouvrage comme le nôtre célébrant la mémoire d'un empereur romain - tendant pour eux à opposer le mythe du monarque infiniment bon à la propagation des idées révolutionnairtes.


C'est pourquoi Jean et Brigitte Massin, eux-mêmes, ne voient dans "La Clémence" que "pantins de carton pâte" comparables aux marionnettes de "Cosi" mais sans la verve bouffe, et pensent que le génie de Mozart a été inhibé, paralysé, par cette commande de circonstance.

En même temps que Mozart achève l'oeuvre dramatique du plus pur style allemand, "La Flûte enchantée", il compose donc, sur la plus classique et la plus latine des tragédies du vieux Métastase. Après les personnages légendaires ou mythologiques d' "Idoménée", voici les héros de l'Antiquité. Ce n'est pas là au hasard. Chacun sait, qu'avec les troubles révolutionnaires, naît, en contrepoint, un retour à l'Antiquité, et que le goût pour l'Histoire romaine va aller croissant.

On se drape, on parle bientôt à la romaine, et, en art, on en vient à rechercher la simplicité des lignes: aussi bien en sculpture, en peinture qu'en musique.


Après les tableaux tumultueux d'un Fragonard, voici les lignes pures et quelque peu académiques d'un David, dont s'accomodent les rigueurs de la Convention. Aussi Georges de Saint-Foix nous invite-t-il à considérer que, dans l'art même d'un Mozart, cette évolution a bien lieu. C'est pourquoi "La Clémence de Titus" n'est en rien une réplique d'"Idoménée". Après les riches et nouvelles combinaisons instrumentales de son jeune génie, après les recherches luxuriantes de son orchestre, voici avec "La Clémence", le temps de l'assagissement des lignes: un retour à Gluck somme toute, ce qui apparaîtra dans ses trois dernières cantates, où règne une sérénité mélodieuse, une félicité pleine de tendresse.

Ainsi, pour Saint-Foix et Oulibicheff, si les airs d'"Idoménée" visent à l'expression dramatique et y atteignent, les mélodies de Titus, en revanche, sont d'une expression idéale bien supérieure, et l'oeuvre leur fait penser à un oratorio plus qu'à un opéra. Et c'est par là que, selon eux, Mozart ressuscite le genre de l'opéra seria tout en le modifiant. Saint-Foix écrit: "Mozart était aussi capable de ressusciter le passé que de sonder ou prévoir l'avenir."

Oui, nous sommes en présence d'une musique qui, par son choix délibéré d'un registre médian et des instruments attachés à ce régistre -dont le cor de basset- fait de "La Clémence" une oeuvre toute enveloppée dans un sfumato aux dégradés savants, aux couleurs assourdies, et constitue la dernière grande tentative esthétique de Mozart.








.



Table des matières de l'oeuvre de Jacques Junca sur

La Clémence de Titus


.



I L'été 1791: Mozart et La Clémence de Titus p.5

.

II L'année 69 : Un noeud de l'Histoire romaine p 18

.

III Les sources de La Clémence .p.30



Sénèque ou le thème de la clémence.p 30


Montaigne ou le passage sur la clémence p.35


Corneille ou Cinna et le complot des conjurés p.36


Racine ou Bérénice et le "complot intérieur" p.45

.

IV Le livret de La Clémence

.

Métastase, sa vie son oeuvre p.49


Le texte de La Clémence p.52


Mazzolà ou les retouches d'un livret p.56

.

V La musique de Mozart p.58

.

VI L'Opéra

.

Guide d'écoute p.63

Ouverture p.69

Acte 1 p. 71

.Acte 2 p. 118

.

VII Conclusion P.167

°

Les oeuvres de Jacques Junca sont disponibles auprès de l'auteur.































III


.
Métastase




Avec Métastase, nous sommes en présence d'un artiste qui rappelle, sur bien des points, Mozart. Improvisant des vers dans des lieux publics, dès son plus jeune âge, comme on fait à l'époque, ce fils d'épicier romain est bientôt remarqué par deux hommes de lettres passant par là; retiré par l'un d'eux à ses parents plutôt nécessiteux, adopté par ce dernier, instruit dans le latin, le grec, le droit; formé à la musique et au chant, et montré dans les salons les plus réputés pour ses improvisations.


A 12 ans, il traduit l'Iliade, à 14, il écrit une tragédie à la Sénèque; à 18, devançant ici le Julien Sorel de Stendhal, il entre dans les ordres mineurs, seul moyen à l'époque, de progresser socialement; à 20, il est amené à Naples par quelqu'un qui fait le fait son héritier. Son bienfaiteur venant à mourir, il dépense dans cette ville toute sa fortune et travaille chez un juriste éminent. Mais il ne peut s'empêcher de retourner à ses passions littéraires. C'est alors que le vice roi de Naples lui passe la commande d'une sérénade, Les Jardins des Hespérides, pour l'anniversaire de l'impératrice - mais à condition que l'auteur reste anonyme.


La musique est de Porpora; l'oeuvre est chantée par un jeune castratFarinelli et la célèbre Romanina. C'est un succès éclatant. Cependant, la romanina ne peut résister au désir de rechercher l'auteur. Elle le débusque, l'adopte, le fait revenir à Rome, le nourrit, lui et ses parents, et le voilà qui écrit pour les plus grands théâtres et les plus grands musiciens. Mais la Romanina l'ennuie bientôt, quand, en 1729, il reçoit l'offre de devenir poète officiel du théâtre de Vienne.


Là, en 10 ans, il écrit ses plus beaux drames et travaille, tel Mozart, à une vitesse record. Et, c'est en 1734 qu'il doit écrire sur Titus, pour Gluck.




.


















Thermes romains (photo: malgbern)


°

DON JUAN



Le Séparé




Partition de W.A.MOZART


Livret de Da Ponte


°

° °

Première représentation:

Prague le 29 octobre 1787


°°°

°°°

Personnages



Don Giovanni (basse)


Donna Anna (soprano) fiancée de Don Ottavio


Don Ottavio (ténor)


Commendatore (basse) père de donna Anna


Donna Elvira (soprano) dame de Burgos abandonnée


Leporello (basse) valet de Don Giovanni


Masetto (basse) fiancé de Zerlina


Zerlina (soprano) paysanne


°°°



.




La Commande de l'opéra

°

Don Giovanni.


La commande de l'opéra..


L'année 1776 voit le succès tout relatif des Noces, la cabale de Salieri et des autres s'en mêlant. Le sujet, la musique, déçoivent des gens habitués à l'art italien; d'ailleurs tout l'art de Mozart paraît difficile.

Aussi l'abandon du public, la maigreur des commandes, l'échec des souscriptions interrompent sa vie mondaine et des temps amers commencent pour lui, qui ne cesseront jamais, l'obligeant à donner des leçons de musique. A quoi s'ajouteront les deuils d'enfants nouveau-nés.

Heureusement il y a l'affection de Haydn, l'appartenance à la loge maçonnique de La Bienfaisance et le commerce des amis anglo-saxons. Heureusement encore, à la fin de l'année, il apprend le succès éclatant des Noces, données à Prague. Le comte de Thun, frère en maçonnerie, l'invite à venir diriger une représentation.

Il part avec Constance à Prague. Partout, en effet, on y fredonne les airs de Figaro. Un concert, quelques jours après, lui rapporte même un gros bénéfice mais surtout, il signe avec Bondini, le directeur du Nationaltheater, un contrat pour un nouvel opéra dont le livret est laissé à son choix et la première prévue pour septembre de l'année à venir. La partition remise, il touchera 100 ducats; et, quand il retournera à Prague pour les répétitions et représentations, il sera défrayé de tous frais. C'est là le germe de Don Giovanni.


.Le livret et la composition


.Mozart est de retour à Vienne, en 1776 sa vie morose et souvent affligeante reprend. Son ami, son frère en maçonnerie, le comte Hatzfeld, meurt à 31 ans. Puis le groupe des amis anglais quitte la ville pour l'Angleterre - où, son nouvel opéra achevé et donné, il espère se rendre quelques temps. D'où sans doute ce Rondo émouvant en La mineur (K511) qu'il écrit alors. A quoi s'ajoute un Rondo pour cor et deux Arias dont une pour Gottfield von Jacquis, oeuvres dont il dit qu'elles sont plus le fruit de l'amitié et de l'amour que de la technique...

Là-dessus, il apprend la maladie de son père, auquel il adresse cette lettre célèbre sur la mort et il déclare à un moment : Comme la mort (...) est le vrai but de notre vie, je me suis, depuis quelques années, tellement familiarisé avec cette véritable et excellente amie de l'homme que son visage, non seulement n'a plus rien d'effrayant pour moi, mais m'est très apaisant et très consolant! Et je remercie mon Dieu de m'avoir accordé le bonheur de saisir l'occasion d'apprendre à la connaître comme la clé de notre félicité. Et encore: Je ne serais plus là, et pourtant, personne de tous ceux qui me connaissent ne peut dire que je sois chagrin ou triste dans ma fréquentation. C'est à croire que l'initiation maçonnique a porté tous ses fruits! D'où sans doute la sérénité des Quintettes en Ut (K511) et en Sol mineur(K516) de cette période.

.


°

.

Adieu son bel appartement, il doit déménager rue Landstrasse, toujours à Vienne. Ici a lieu la fameuse rencontre avec le jeune Beethoven, qu'on lui a envoyé de Francfort, et dont on sait qu'elle fut un énorme malentendu, étant donné sans doute l'écart de tempérament des deux hommes.

Après cela, il apprend la mort de son père. Il n'aura pas eu le temps d'aller embrasser celui dont il disait: "Tout de suite après Dieu vient papa", qui est devenu de plus, un frère en maçonnerie, mais dont toute sorte de discordes l'ont séparé depuis 10 ans, le père reprochant à son fils son refus du "service" auprès des princes, ses dépenses, ses divertissements, enfin son mariage. Affrontement qui devient soudain symbolique, quand on songe que le même affrontement va être illustré dans l'opéra à venir, mais à un niveau de manifestation plus cruel. Un partage des biens a lieu entre sa soeur Nannerl et lui.





.


Mais le temps presse, malgré toutes ces morts. Mozart s'est tourné encore une fois vers Da Ponte pour le livret de l'opéra, et celui-ci lui a proposé le personnage de Don Giovanni.

Ce sont les Mémoires de Da Ponte qui nous informent. Ce dernier aurait dit à l'Empereur son dessein d'écrire pour trois compositeurs en même temps: le soir pour Mozart, après avoir lu quelques pages de Dante; le matin pour Martin, la référence étant Pétrarque; l'après midi pour Salieri, la référence étant ici Le Tasse.

"Vous n'y arriverez pas" aurait dit l'Empereur.

Mais Da Ponte serait resté à sa table de travail 12 heures par jour, un flacon de Tokay à sa droite, un sachet de tabac de Séville à sa gauche, et un encrier devant lui. Il aurait eu comme employées une mère et sa propre fille. Et cette dernière, qu'il aurait préféré aimer que comme sa fille, apparaissait dès qu'il agitait une sonnette; et, comme il avait froid, il abusait de la sonnette.

Alors la jeune fille, le fixant rêveusement, réveillait les esprits endormis et, parfois, le progrès du sujet lui faisait venir des larmes. Il est encore symbolique ici, si tout cela est vrai, que le livret de Don Giovanni soit né entre du Tokay, du tabac, et des tasses de chocolat servies par une mère et une fille point farouches... Et ce livret aurait été écrit en deux mois.

.


(lien vin de Tokay)

.

Mozart -toujours selon Da Ponte- est aussitôt enchanté. La collaboration étroite de Da Ponte et de Mozart pour mener le livret à bien sera très étroite. Les mois de juillet et d'août sont consacrés à la composition - le mois d'août voyant naître aussi la Petite Musique de Nuit (K525) et la Sonate pour piano et violon en La (K526).http://





Ainsi, quand Mozart part pour Prague, une grande partie de l'oeuvre est composée. Mais il a au préalable perdu pour toujours son médecin et ami Sigismund Barasin, qui lui a sauvé la vie par deux fois. Il part, accompagné de Da Ponte et de Constance, enceinte de six mois





Constance Mozart

DON JUAN

°°°

Le Séparé

°°°

Avant-propos

°°°

Le personnage de Don Juan est né à l'époque baroque, de la plume sans doute de Tirso de Molina et de tout un ensemble d'indices qui paraissent l'annoncer. Et, après Tirso et quelques imitateurs de Tirzo, après la Commedia dell'Arte et surtout Molière, c'est au tour de Da Ponte-Mozart de s'en emparer. Mais, quoi qu'on puisse trouver d'indices à la création du personnage, celui-ci demeure pour l'essentiel un être d'imagination, un produit de la langue et, finalement, un être sans référent - de même qu'Harpagon, en dépit de tous les modèles d'avares.

Dans Don Giovanni, Da Ponte et Mozart touchent au problème du désir. Non pas qu'ils ne l'aient déjà fait. Ils n'ont finalement jamais fait que cela. Avec une force étonnante même dans Cosi, où apparaît le concept d'un désir féminin butant sur celui d'un interdit masculin, représentant la Loi.

Dans La Flûte enchantée, ces deux concepts se retrouvent repris sous la forme de l'opposition Reine de la Nuit/Sage Sarastro.

Mais, entre Cosi et La Flûte, il y a Don Giovanni. Avec lui, le problème du désir est porté à une incandescence nouvelle. Une sorte de rouge vif, si l'on veut. Ainsi, sur un plan purement éthique, a-t-on nommé inconstance blanche celle sur laquelle repose Cosi et inconstance noire celle sur laquelle repose Don Giovanni.

La vie de Don Juan n'a rien à voir avec la vie de quelque coureur de jupons, si déterminé soit-il. Son originalité exceptionnelle vient sans doute de l'exacerbation de son désir mais plus encore de la confrontation de ce dernier à la Loi et au sacré. Hyperbolique, incompressible, le désir du héros met consciemment et inconsciemment à mal cette Loi et ce sacré; et, en retour, ceux-ci mettent à mal celui-là. D'où un mixte entre nature et culture, Don Juan étant à la fois un être dévoreur et dévoré. Il est l'illustration sans doute sans précédent de la tension existant entre le désir et l'interdit. Et l'on n'a pas omis de mentionner que le personnage ne pouvait naître qu'en terre chrétienne, du fait du tabou de la sexualité.






Da Ponte


PRECIPITATIONS

°



A Prague, ils logent aux Trois Lions; Da Ponte juste en face d'eux. Ils se voient d'ailleurs de leurs fenêtres.

Mozart entame les répétitions, dirige les acteurs.

Da Ponte, dont le livret est pourtant achevé et même envoyé à l'imprimeur, n'en éprouve pas moins le besoin de retoucher certains détails. D'autant que Casanova, se trouvant justement alors à Prague, propose certaines modifications au rôle de Leporello. Mozart, Da Ponte et Casanova, autour d'un bol de punch, boisson à la mode à l'époque, peaufinent l'oeuvre.

Mais Da Ponte est rappelé d'urgence à Vienne par Joseph II. L'empereur a besoin de lui pour monter un opéra de Salieri qui doit célébrer les épousailles de l'archiduc Franz et d'Elisabeth de Wurtemberg. On raconte que Casanova aurait profité de ce départ pour refaire totalement le livret; ce qui paraît difficile, la partition de Mozart étant presque achevée.

Il n'empêche que la première, qui devait avoir lieu le 14 septembre à l'occasion du passage d'un jeune couple princier, est reculée. A la place, on offre au visiteurs Les Noces, que Mozart lui-même dirige; cependant que Don Giovanni connaît les épreuves que rapporte la correspondance de Mozart: carence du personnel théâtral, carence des préparatifs...

Ainsi la représentation prévue pour le 21 l'est maintenant pour le 24. Mais une chanteuse tombe malade, l'impresario est dépassé par la situation, les acteurs ne voulant pas répéter "par paresse" les jours d'opéra; et la représentation est reportée au 29 septembre.

Cependant Mozart, quoi qu'il dise, n'a pas non plus terminé son travail de composition. Il en ressent même une certaine fatigue, venant d'une part, dit-il, de la concentration où il est tenu et, de l'autre, de voir que trop d'amis l'en distraient, alors que le temps passe.

Le commerce amical qui le serre de près, dans cette Prague qui le fête partout comme un héros, est d'autant plus grand qu'il a élu domicile, à présent que Da Ponte est parti, chez ses amis Duschek, à la villa Bertramka, où c'est un défilé permanent de tout ce qui compte à Prague en matière de célébrités. Elle, Josépha Duschek est une actrice en vogue, dont on se demande si elle n'est pas allée jusqu'aux gestes les plus délicieux par admiration pour Mozart, car c'est pour elle qu'il écrit, le 3 novembre, l'air de concert Bella mia fiamme, addio! (K528); lui, est pianiste célèbre et compositeur.



.



C'est dans ce milieu effervescent que Mozart est donc à la veille ou l'avant-veille de la première de Don Giovanni. Il lui reste à écrire l'Ouverture. Son entourage s'inquiète. Mozart veut écrire l'Ouverture pendant la nuit et demande à Constance de le tenir éveillé avec du punch tout en lui racontant des histoires. Le punch le fait sommeiller et les histoires le font rire. Constance invite son époux à se reposer sur un divan. A cinq heures, elle le réveille. Deux heures plus tard, l'Ouverture de Don Giovanni est écrite.

Le Commandeur



DON GIOVANNI

.

Acte I

...


Donna Anna ou la séduction manquée

...


Air: Notte e giorno faticar

...


C'est la nuit, nous sommes dans le palais du Commandeur. Leporello fait les cent pas: il attend son maître qui s'est introduit chez Donna Anna, la fille du maître des lieux. Une introduction musicale vive et saccadée fait suite à la coda soupirante de l'Ouverture: des notations aux bois, suivies de quelques traits énergiques de violons, quatre fois de suite, puis une large conclusion sur les violons. Oui: après les deux grands principes de l'Ouverture, avec leurs couleurs respectives, voici, avec sa couleur propre (le Fa majeur), la vie apparemment anecdotique et confuse.

L'introduction entendue, Leporello chante sur le thème de cette dernière. Tout ce qu'il dit n'est qu'une vaste rumination. Il se plaint d'abord de ce qu'il se fatigue incessamment, de jour, de nuit, dans le vent, mangeant et dormant mal; puis note que le cher honnête homme (caro galantuomo) est à l'intérieur, cependant que lui demeure à l'extérieur en sentinelle.

Après chacune de ses récriminations (Il s'adresse à son maître comme s'il était présent: "Vous..."), on entend une sorte de refrain où Leporello lance son défi: à savoir qu'il veut faire le gentilhomme et ne plus servir.

C'est un air carré, rehaussé ici et là par les bois et les cors et reproduisant d'emblée pour toute l'étendue de chaque vers, le thème vif et saccadé de l'entrée et sa tonalité de Fa Majeur, chaque fin de vers étant soulignée par les traits du violon. C'est d'un parallélisme appuyé. Le refrain, lui, est plus emporté et plus soutenu musicalement, avec ses répétitions obligés sur les mots-clés: ne plus servir.

Le second couplet est moins symétrique que le premier, avec ses répétitions obligées sur sentinelle. Puis a lieu la coda d'évasion de cet air carré: Leporello ayant dit qu'il lui semble soudain que quelqu'un va venir, voilà que, faisant le jeu de son maître, il clame, comme s'il s'agissait d'une profession de foi et avec une insistance risible où la négation prend valeur affirmative, qu'il ne veut pas se faire entendre, laissant apparaître par là le côté marionnette de son existence.

.


.

COMMENTAIRE: DOUBLES

.

Psychologiquement, nous avons là un portrait complet du personnage. Comme le remarque Henri Baraud, il y a à la fois, en Leporello, le balourd qui scande ses propos, le pseudo-gentilhomme qui s'essaie à la mélodie et le pleutre au débit paradoxalement jubilatoire.

Ce portrait involontaire d'un personnage par lui-même a l'intérêt, encore, de nous donner à voir celui de son maître. Ainsi Don Giovanni nous est présenté avant qu'il ne paraisse: dans son indifférence, dans son égoïsme de grand seigneur... Mais ce qui saute aux yeux, ici, c'est l'originalité de la relation maître-valet.

En dépit des récriminations, sourd à l'évidence l'étroite dépendance du valet et du maître, le pouvoir de séduction du second sur le premier, et le mouvement d'identification qui en résulte: Je veux faire le gentilhomme!

Otto Ranck (Don Juan et le double. Petite bibliothèque Payot) a étudié l'univers des doubles que suscite Don Giovanni du fait de son énergie vitale et au milieu desquels il évolue; comment quelque chose de lui, d'à la fois divers et démultiplié, lui est ainsi renvoyé sans cesse par les autres. Le premier de ces doubles est assurément Leporello.


Soudain Donna Anna sort, retenant fortement par le bras Don Giovanni qui se cache derrière un masque. Même s'il l'a tue, lui dit-elle, elle ne le laissera pas fuir. Mais lui, la traitant de folle, l'assure qu'elle ne saura pas qui il est...

Scène statique où la victime cherche à retenir celui qu'elle a chassé de sa chambre et où l'abuseur cherche à maintenir le masque sur son visage, mais où ressort d'autant plus la véhémence intérieure des personnages, dont les propos sont portés par un même dessin musical -cependant que Leporello constate, en aparté, que son maître s'est fourré dans de mauvais draps!

Bientôt tout se transforme en cris, en appels. Donna Anna crie au secours contre le traître. Ce dernier l'implore d'interrompre cette fureur. Sur la même tension, elle: Scellerato! lui: insensée! A lieu une étrange lutte: un duo de haine, chant contre chant, à une mesure de distance l'un de l'autre; un duo où Donna Anna clame: Comme une furie désespérée/ je saurai te poursuivre! sur un dessin oscillatoire tout en croches "puis retourné en une sorte de cri", et où Don Giovanni, reprenant avec exaspération la "figure d'acharnement" utilisée contre lui, constate, par deux fois, que cette furie désespérée (furia disperata) veut sa perte.

Duo qui est à vrai dire un trio car Leporello, toujours à l'écart, songe, lui, à sa propre perte, sur un dessin musical aussi élémentaire. La merveille est ici que, sur le débit vif et haché de l'exaspération de Don Giovanni pris au piège, se détache le dessin vocal de la voix oppressée d'Anna. L'ensemble, une fois bissé, Donna Anna lâche Don Giovanni et rentre dans la maison: elle aperçoit le Commandeur et cette vue lui est un insupportable reproche.

.


DUEL (suite)

.


Un trait strident et continu, puis une série de touches descendantes: c'est, sans nul doute, la première apparition du diabolique dans la vie de Don Giovanni. Catégorique, le Commandeur exige le combat malgré son essoufflement. Don Giovanni le refuse, y voyant une lutte inégale. Le Commandeur insiste à deux reprises, invoquant le déshonneur qu'il y a à fuir -cependant que Leporello, en son contre-chant persistant, songe à le faire.

Après le mot malheureux! (Misero), adressé au vieillard par Don Giovanni pris de pitié, la musique marque un arrêt: tout est encore possible dans les deux sens.

Mais le duel a lieu et le Commandeur tombe, mortellement atteint. Il crie: Au secours! Qu'il est trahi, blessé et que de sa poitrine palpitante il sent son âme s'en aller.

Don Giovanni constate l'effondrement et que, de la poitrine de son adversaire, l'âme s'en va en effet, tandis que Leporello, en son aparté, constate, lui, l'affolement de son propre coeur.

Or ces propos, à la fois si évocateurs et humoristiques, servent curieusement de texte à un andante d'une grande sérénité, en dépit de la situation. On assiste à une sorte d'embaumement solennel, tellement l'art plus que la stricte psychologie guide Mozart.

Une note prolongée des cors soutient les triolets piqués des premiers violons et la voix du Commandeur appelant: Au secours! ouvre ce contrepoint propre à Mozart, où l'on est incapable de suivre les fils du texte, dont la signifiance (même pour une oreille fine et avertie) conduit finalement à l'illimité de l'émotion. Le ton de Fa mineur, les accords lourds des cors et bassons, le motif des triolets dans le grave des violons, les trois voix graves enfin: tel est pour Hermann Aber, le sésame de cette merveille aussi bouleversante que brève -concision que l'on ne reverra jamais plus, selon lui, dans l'opéra.

Notons enfin un rapprochement saisissant: le dessin vocal de la voix pathétique de Don Giovanni dominant la presque horizontalité de celle de la victime, au faîte du contrepoint, est -lento et en mineur -celui-là même de la voix d'Anna comme furia disperata. Ainsi se termine cette scène par cet apaisement insolite où l'on dirait en effet que Mozart n'hésite pas à regarder la mort en face, comme si elle contenait quelque attrayante douceur: ce qui représente une parenthèse dans le cours de la vie impatiente que va développer devant nous Don Giovanni -parenthèse qui connote par avance cette fin qu'il connaîtra lui-même, l'oeuvre étant ainsi enfermée entre deux appréciations différents de la mort.

Un dernier mot: s'il est vrai que la musique, selon Kierkegaard (Les étapes érotiques spontanées. Gallimard ed.) est faite pour exprimer essentiellement la génialité érotico-sensuelle, qu'elle est "démoniaque" par nature, encore qu'elle puisse exprimer autre chose par ailleurs, il ne fait aucun doute qu'ici cet ailleurs a l'air de faire partie aussi de sa nature...

°°°

COMMENTAIRE: LE DESIR ABSOLU et "L'INNOCENT COUPABLE"

.


D'emblée, Don Giovanni se situe tout entier sur la ligne qui est la sienne: celle du désir absolu de jouissance. Désir sans contrainte, qui ne trouble aucune considération sociale, morale ou religieuse que ce soit.

Le Don Juan de Tirso (Nde l'A: concernant Tirso de Molina voir le lien: http://fr.wikipedia.org/wiki/Tirso_de_Molina ) est, au début de la pièce, dans une situation homologue à celle du Don Giovanni de Mozart.

A la duchesse Isabelle, affolée de s'apercevoir qu'elle a été finalement victime de séduction et qui lui demande qui il est, il répond: Un homme sans nom. Et, un moment après, au Roi de Naples, affolé, lui, par la présence de nuit d'un couple bruyant dans son palais, et demandant à son tour qui est ce couple, il répond: Un homme et une femme!

C'est là exactement situer le problème. Traduire le fait que, pour le Don Juan de Tirso, les femmes sont avant tout des êtres de chair, plus que des personnes et que hommes et femmes sont interchangeables, sans considération de rang, d'âge, de situation familiale, voire de race: ce qui ne laisse pas de mettre à mal les coutumes, les contrats matrimoniaux et, plus généralement, les règles concernant l'échange des femmes.

Le Don Giovanni de Da Ponte - Mozart s'impose d'emblée par les mêmes propos. Il dit: Tu ne sauras pas qui je suis. Certes, en cachant son nom, son rang, son identité, il trouve là le moyen le plus facile de se dérober, à l'issue d'un acte qui correspond à un viol. Mais il y a surtout que cette réponse rejoint le principe de vie du héros, qui est homologue à celui du Don Juan de Tirso et crée un même scandale social.

Cependant on peut noter que cet acte, le plus bas qui soit pour un conquérant des coeurs, le voit tomber dans le piège qui fait de lui un meurtrier involontaire. Un "innocent-coupable" selon Nietzsche. Ce dont témoigne son sentiment d'agacement et de pitié à l'endroit du moribond - et sa participation pathétique à l'embaumement final.

Ce terme "d'innocent-coupable" pose, en fait, le problème du héros, relativement à la Loi.

Paul-Laurent Assoun (Le pervers et la femme, Anthropos 1989) a fait là-dessus un exposé on ne peut plus clair et convainquant. Il tient que c'est le fait du pervers qu'est notre héros, de s'opposer à la Loi en un défit constant. D'une part, le pervers reconnaît la Loi, mais de l'autre, s'en arrange selon son désir, tout en développant un sentiment d'innocence jusque dans le crime; ainsi tous ses méfaits sont-ils vécus comme jeux qui l'amusent -comme burlas, et pour le plus grand qu'il commet en ce tout début d'action, le meurtre du Commandeur, Camille Dumoulié (Don Juan ou l'héroïsme du désir; chapitre 8 : Mozart: la Division et le Non) nous rappelle qu'il le vit non seulement comme l'issue légitime d'un duel, mais plus encore comme l'effet de l'entêtement d'un vieillard.

La chose est d'abord dans Tirso, Don Gonzale: Ah! tu m'as donné la mort. Don Juan: C'est toi qui m'as ôté la vie! Puis elle se retourne chez Mozart où Don Giovanni, comme on l'a vu, ayant repoussé par deux fois le duel, dira scène suivante: C'est lui qui l'a voulu: tant pis pour lui! Camille Dumoulié rappelle ici la pièce de Pouchkine: Le convive de pierre, où Laura dit à Don Juan à un moment: Hélas! Don Juan! Quelle tristesse vraiment: Toujours ces folies/ et jamais ce n'est ta faute. (Pouchkine. L'invité de Pierre)