COMMENTAIRE
La division chez Donna Elvira
Si Donna Anna est la création italienne de Cicognini, Donna Elvira est une création de Molière. Même s'il a affaibli quelque peu le mythe en ne faisant pas de Donna Anna la fille du Commandeur, Molière a, avec Donna Elvira, apporté une note nouvelle. C'est qu'en dépit de son abandon, celle-ci se trouve aimer passionnément Don Giovanni. Da Ponte et Mozart conservent ces deux personnages, tout en les distinguant bien l'un de l'autre. Ce qui caractérise la Donna Elvira de Mozart, comme l'a très bien analysé Pierre Jean Jouve, c'est la division intérieure du personnage. Sans doute dès le départ, chez Molière, on sent que cette femme abandonnée aime toujours. Oui: on ne hait pas autant si l'on n'aime pas. Chez Mozart cette division est plus implicite, grâce à l'alliance texte-musique. Ce que dit le texte (et quelque part la voix) et comme nié par la musique. Sous la force des griefs, il y a certes beaucoup d'Espagne dans cette véhémence jalouse, dans ce sentiment de "perte", dans ce besoin de "réparation sanglante"; mais il y a aussi que ces fusées vivantes et gaies, ces reflets pressants d'un désir lointain, dessinent, dans la profondeur orchestrale, comme un second visage de la personne opposée à celui que nous voyons. Et Pierre Jean Jouve(1) de renchérir: Il y a superposition et non pas mélange.
Ainsi la division est à l'oeuvre incessamment, dès le début de l'opéra. La division qui ouvre "une déchirure" entre les personnages. Ainsi Donna Anna se trouve-t-elle séparée de son père par la mort et, provisoirement, de son fiancé par le fait du deuil, et maintenant, également séparée de ceux dont elle aurait voulu qu'ils voient en elle l'épouse éternelle... Il s'agit aussi, plus profondément, d'une division intérieure aux personnage: chez Donna Anna, tout est dans ce cri qu'elle a poussé lors du viol de son intimité, cri qui l'unit indéfectiblement à son agresseur; chez Don Giovanni dans le fait qu'il est devenu désormais involontairement un criminel; et, pour Donna Elvira, dans ce fossé béant qui existe entre ses griefs, les exigences de sa personne et la force impersonnelle de ce désir qui l'assaille encore, quoi qu'elle en ait.
La division est à l'oeuvre aussi chez Leporello, mêlée chez lui à un accent comique. La division extérieure, avec ce "non" par où le valet ouvre l'opéra et dit ne plus vouloir servir son maître, se séparer définitivement de lui, mais aussi la division intérieure, dans la mesure où Don Giovanni est le double antagoniste de Leporello. Ce que Don Quichotte est à Sancho! Tout ce qui manque à l'un, l'autre l'a et inversement. Plus finement il faut noter encore que la figure de Don Giovanni se nourrit de celle de son valet et que la figure du valet se nourrit à son tour de celle du maître. Phénomène d'identification, le valet se trouve investi par l'image qu'il se fait du monde. Et cette image d'un grand seigneur, à la fois craint et recherché et n'ayant aucune conscience du péché, interfère sur sa propre personne de valet plus couard, trouvant assise et sécurité dans les opinions bien pensantes, les gestes bien tempérés et une conscience aiguë du péché et de la punition: en fait, celle d'un homme de pleuterie moralisatrice plus que de morale vraie. On le voit: ce qui interfère là, ce qui glisse en Leporello, c'est la partie la plus basse de Don Juan pour citer Pierre Jean Jouve.
S'il y a interférence, il n'y a pas de simple superposition ou simple ligne de fêlure, sous l'angle de la division, comme chez Donna Elvira, mais infiltrations ténues donnant naissance à un personnage chaotique, incertain, d'une ambivalence extrême. D'où cet Air du Catalogue, si organisé dans son déroulement, si soucieux de faire apparaître tous les éléments attachés au phénomène de la séduction de Don Giovanni: les pays, le nombre et le type des femmes, les goûts prédominants du séducteur; mais témoignant, au nom de la morale et de l'effroi, de voyeurisme à l'endroit du maître et de sadisme à l'endroit de Donna Elvira -dont on s'offre en effet la souffrance et le supplice, en la couchant, puis en se la représentant parmi les victimes de la "lista". S'agirait-il enfin d'un personnage hautement shakespearien, plein de ressentiment à l'endroit des femmes qu'il ne convainc pas comme son maître, et qui se venge ainsi à sa façon, allant jusqu'à mettre sous l'esprit d'Elvira les choses les plus coquines? D'où le Vous savez ce qu'il fait? suggéré dans un murmure indécent et cruel.
Liens Pierre Jean Jouve:
http://www.pierrejeanjouve.org
http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/RadioNic/Jouve.html
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