vendredi 2 décembre 2011

Commentaire: Dolor et Furor
.
Camille Dumoulié(1) a tiré avec brio du théâtre latin le mouvement selon lequel le personnage d'Anna se construit sur la scène devant nos yeux -tel une autre Médée, tel un autre symbole de la femme bafouée, le texte et la musique nous communiquant la force tragique propre à ce théâtre, selon les étapes mêmes qui, dans ce dernier, "aboutissent à la constitution de l'acteur frénétique."
Au départ du processus, il y a un scelus nefas: un crime odieux qui porte atteinte à l'ordre du monde, y déchaînant chaos et division et exclut le coupable de la communauté humaine en le désignant à la vindicte directe des dieux. A ce scelus nefax, répond le dolor de la victime. C'est ce dolor qu'Anna entretient et exaspère devant nous. Elle se compare d'abord à une furie désespérée, mais ce n'est là, pour Camille Dumoulié, que comparaison, car donna Anna se travaille alors pour atteindre un comble d'horreur.
De là les deux procédés rhétoriques qu'elle utilise: celui de l'énumération, par quoi, passant vite sur le tout du cadavre, elle en détache successivement certaines parties; et de l'énergeia, par quoi -effet descriptif réussi- elle donne à voir avec force ce qu'elle désigne, ce qu'elle détache: "Anna mime et effectue rhétoriquement la dégradation du cadavre, détache sur le corps les objets ou les lieux auxquels accrocher sa douleur pour la faire briller d'un éclat fascinant..." D'où une identification totale au cadavre, à ses plaies, d'où, cet état de furor qui lui fait la vengeance à tout: au culte du souvenir ému de son père et à l'invite d'une union compensatrice avec Ottavio...
Ainsi "dolor et furor, avant d'être des états psychologiques, sont des produits de l'acteur sur scène, qui construit son personnage par une rhétorique du corps, de la danse et du chant."
Au terme du processus, Anna se trouve liée à un fatum: à un ordre d'évènements qui non seulement la dépasse, mais aussi dépasse son meurtrier -dont elle sait fort bien qu'il s'est laissé provoquer en duel par son père.
Disons enfin, pour revenir à ce dolor si bien travaillé, qu'il est la marque d'un excès, qui n'est que l'autre nom de la jouissance d'Anna (Io manco... Io moro...), étant bien entendu que tout excès, même s'il brise les limites du principe de plaisir, même s'il conduit à la souffrance, est encore une marque de jouissance.
Oui, la blessure, la plaie du père, est désormais la marque de la jouissance d'Anna:"A cette blessure, note avec profondeur Pierre Jean Jouve, l'âme de Donna Anna reste jointe", demeurant donc indifférente et à la rimembranza amara et à l'union avec Ottavio. "Tout son être, poursuit Camille Dumoulié, tout son bien et tout son désir sont attachés à cette perte qu'elle se refuse à perdre."
d'autant qu'elle est complice de cette mort. N'attendait-elle pas Ottavio dans sa chambre? et n'a-t-elle pas reçu par méprise l'homme masqué?Aussi, maintenant, est-ce un mariage mystique qu'elle a passé avec cette plaie; un mariage qui, excédant toute limite, tout intérêt immédiat, la lie à quelque puissance de mort. Mais cette mort n'est-ce pas déjà ce qui "l'unit" au meurtrier? Même si le nom n'en est pas prononcé, même si les moyens de l'atteindre ne sont pas envisagés, et même si son âme à elle -à l'instar de celle d'Ottavio- se sent ballottée...
°
ET "DIVISION"
°
Sur un plan plus général, quelle est, en cette fin d'épisode, la situation? L'apparition marquée du double et de la division, autres nom de la séparation! Tous les protagonistes sont atteints par un ver que Don Giovanni a instillé en eux.
En Leporello, d'abord, qui certes apparaît comme le double grotesque de Don Giovanni, mais qui, considéré en son moi propre, se trouve divisé par son désir d'identification au maître entre cette face glorieuse et seigneuriale à laquelle il voudrait accéder et celle du petit moraliste grincheux et pleutre, sans dimension vraie, héritier finalement de l'opinion commune qu'il n'a pas la force de dépasser.
En Donna Anna, ensuite, du fait de l'effraction de son intimité, de sa séparation définitive d'avec son père et, conséquemment, de cette fracture apparue en elle entre les exigences revendicatrices de la femme bafouée puis meurtrie par le deuil et la sourde tension qui la lie obscurément à l'agresseur et qui a pour contrecoup la rupture (du moins provisoire) de son engagement vis à vis d'Ottavio.
En Don Giovanni lui-même... On le sait: Kierkegaard s'émerveille de ce que le Don Giovanni de Mozart l'emporte esthétiquement et ontologiquement parlant sur celui de Molière; ce dernier entachant par la ruse, le mensonge, le viol de sa nature de séducteur, alors qu'au contraire de Don Giovanni de Mozart, dédaignant les basses manoeuvres, parvient par le seul fait de sa puissance désirante à communiquer son désir. Certes, mais il faut tout de même admettre qu'avec Donna Anna, il commence bien mal sous cet angle. C'est à un véritable viol qu'on assiste, ou tout comme. Or, le viol étant la plus basse manoeuvre pour un séducteur, est-ce pour cela qu'elle se trouve liée à ce duel dont le séducteur fuyant se serait bien passé? et qui a pour contrecoup l'apparition même d'un nouveau double: ce Commandeur même qui représentera dans son existence post mortem de statue l'envers symétrique de Don Giovanni lui-même et finira par l'expulser de la terre?
Au total, on voit, comme le dit très bien encore ici Camille Dumoulié, la Division à l'oeuvre dans l'opéra. "La dramaturgie et la musique, l'entremêlement des voix déchirées et antagonistes expriment, dès la première scène, ce paradoxe d'une union scellée entre les personnages dans et par la division."
(1) Lien Camille Dumoulié
°°
°
.
Acte 1, scène 5
.
Apparition d'Elvira et "Air du catalogue"
Madamina, il catalago è questo.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire