vendredi 2 décembre 2011


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KIERKEGAARD et DON GIOVANNI
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L'idée maîtresse de Kierkegaard est que le Don Giovanni de Mozart l'emporte sur tous ses prédécesseurs car lui seul, grâce au médium que représente la musique, se donne à voir comme un héros dépassant le cadre de "l'intéressant". Qu'il s'agisse du Joannès du Journal d'un séducteur de Kierkegaard lui-même ou du Don Juan de Molière, ils ont en commun que, sans cesse, ils réfléchissent, supputent, anticipent l'avenir.
Joannès, lui, n'a de cesse, par ses astuces, par tous les stratagèmes possibles imaginables, que de parvenir à ce que la jeune fille convoitée finisse par l'aimer librement, plus que tout au monde, acceptant de perdre sa virginité sans recevoir en échange la moindre promesse ni d'amour ni de mariage. La jouissance du héros résidant là, plus que dans la conquête et la possession. C'est, comme on voit, de la haute voltige.
Dom Juan, chez Molière, n'atteint pas, lui, à ce degré de perfection, mais à la catégorie la plus banale qui soit de la séduction: il s'agit en fait d'un individu méchant, rusé, trompeur, ne craignant de frapper ni valet ni paysan -flétrissant par là son appartenance à la noblesse- et, pour ce qui est de la séduction, abusant de tous les stratagèmes pour forcer sa victime, y compris de sa qualité de noble et de la promesse de mariage. Ainsi, ce dernier appartiendrait, lui, à la catégorie esthétique érotique la plus inférieure. Mais, pour Kierkegaard, la palme reviendrait au Don Giovanni de Mozart qui appartiendrait à l'étape "esthétique érotique spontanée", donc la plus haute: aucune réflexion, aucun stratagème n'intervenant vraiment dans la vie du héros, le désir pur agissant seul par lui-même.
Ainsi Don Giovanni, chez Mozart, serait pour Kierkegaard, note Sarah Kofman (Don Juan ou le refus de la dette, Galilée, 1991) plus qu'un individu, une force, une puissance de vie; plus que sa personne, sa sensualité serait séductrice; et les êtres, tout autour, résonnerait d'elle, seraient autant d'échos de cette énergie vitale, inépuisable, qui revient éternellement, toujours victorieuse, toujours prête à se dépenser de nouveau. Il ne séduit pas, précise Kierkegaard, mais il désire, et ce désir a un effet séducteur. Ce qui mène à l'idée que Don Giovanni fait la femme, suscite la féminité: dans chaque femme, il désire la féminité tout entière et c'est en cela que se trouve sa puissance sensuellement idéalisante. Puis: ce désir de féminité en chacune confère à chaque objet du désir une beauté supérieure. Ainsi: toutes les différences particulières s'évanouissent, devant ce qui est l'essentiel, être femme; D'où ce fameux odor di femmina qu'il a dit sentir à certains moment et ce fameux mille e tre du catalogue, qui, dans son imparité, traduit à merveille l'infini du désir.
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Lien Sarah Kofman:
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PSYCHANALYSE ET DON GIOVANNI
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Puissance anonyme et métaphysique illimités, il n'empêche que le Don Giovanni de Mozart existe à travers un homme donné; qu'il suppute et réfléchit, en tant que tel, ne lésinant pas lui non plus sur les moyens pour atteindre ses fins.
Oui:le séducteur est partout, chez Tirso, chez Molière, chez Mozart, l'homme du défi et il ne peut du même coup qu'il n'appartienne ici et là à la sphère de l'intéressant et de la psychologie individuelle. Ce que l'on peut déceler de commun, dans le Don Giovanni de Mozart comme dans les deux précédents, c'est le déni de la castration. Au niveau de la structure oedipienne, le nom-du-père est loin d'avoir été reconnu. Aussi le sujet n'a de cesse que de refuser le monde de ce dernier: la loi, l'institution, l'échange des femmes, le mariage, la parole donnée... autrement dit, c'est le refus de tous les impératifs: religieux, éthiques, économiques... seule subsiste, chez Tirso, la réalité d'être "un homme et une femme" -la réalité de cette "force d'enfant" d'Eros, qui est ce qu'il y a de plus dangereux pour la société.
Mais peut-être est-ce encore plus haut que la structure oedipienne qu'il y a lieu de remonter pour le séducteur: à ce moment-même où le sujet aurait vécu une sorte de tête-à-tête édénique avec la Mère, le père étant certes intervenu, mais sans être reconnu. Ce qui est la définition de la structure perverse. Ainsi, pour Julia Kristeva (1), Don Juan serait tributaire d'une identification primaire à la Mère, et cette part de féminité serait, sous un certain angle la féminité idéale du sujet lui-même. Ainsi pour Sarah Kofman encore: à travers toutes les femmes, n'est-ce pas elle (la mère) et lui-même, par identification avec elle qu'il cherche à libérer de la loi divine, patriarcale et masculine?
(1) Julia Kristeva "Histoires d'amour" Folio/Essais 10/1985.
Cette fixation à la mère, ou encore cette dette que le séducteur ne se reconnaît qu'en la Nature-Mère, a pour conséquence l'essence même du comportement du héros. Dans la névrose, le désir se heurte à la loi paternelle qui lui barre la route de la mère; mais le névrosé persiste dans son désir tout en reconnaissant la loi du Père: d'où un symptôme de compromis qui se traduit par la culpabilité et la souffrance. Dans la psychose, le désir rejette toute instance légale; mais le psychotique, du fait de refuser la Loi, ne peut accéder à son identité désirante et perd tragiquement la jouissance de soi-même et de la réalité. Tout cela par manque de fondation. Dans le cas du pervers qui nous occupe ici, le désir, tout du côté de la Mère et dans l'ignorance absolue de l'interdit, jouit de ce fait d'une franche innocence et d'une édénique jouissance mais, sentant qu'il ne peut rien sans la Loi, le voilà qui procède astucieusement à une déchirure de son moi ou encore, selon Freud, à un clivage.
Ainsi évite-t-il et le conflit du névrotique et la perte de l'identité désirante du psychotique. Ce faisant, il introduit par ce geste même, selon Pierre Assoum, une sorte de manque de son être. Certes, il immerge l'angoisse au fond de lui, la rendant en quelque sorte inaccessible à la conscience, mais l'effet de ce clivage est tel qu'il instaure un rapport distant et somme toute impossible à l'objet du désir. Comme si l'objet, à peine convoité, tombait dans le trou sans fond qu'est devenu le sujet. D'autant que, selon Freud, cette déchirure, avec le temps, a le propre de s'agrandir sans cesse et de demander à être comblée en permanence. Cela de deux façons: en accumulant d'une part les objets du désir -boulimie d'autant plus ferme qu'elle croît avec la consommation (d'où l'insatiabilité de Don Juan) puis en portant d'autre part défi sur défi à l'instance paternelle, l'objet étant incessamment dérobé comme la Mère l'a été (d'où le besoin qu'a Don Juan de le sentir enlevé soit à un mari, soit à un fiancé, soit à un père, soit à toute une institution familiale ou conventuelle, soit à la simple disposition au repos et à la paix des sens de quelque femme libre ou âgée...)
Il suit de là que Don Giovanni est amené, par la nature de sa perversité, à vivre dans l'ordre de la jouissance une ambiguïté fondamentale: à ressentir l'innocence la plus joyeuse et le sentiment de puissance le plus exaltant, tout en étant victime de cette faille de l'être en lui, qui fait qu'il jouit moins de sa conquête que de ce qu'il la dérobe au père et que le défi est, en dernière analyse, son authentique jouissance.
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LA TACTIQUE DU SEDUCTEUR: "FAIRE LA FEMME"
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"Faire la femme?" Il n'a pas de mal à la faire, vu qu'il l'est déjà en son être, par l'identification qu'on a dite à la Mère. L'excès du féminin en Don Giovanni correspond au déni fougueux de l'instance paternelle -donc de sa propre castration. Par ce manque même, il semble nommer le manque propre à la femme, avoir le mystérieux privilège de la sentir et de la conquérir, au point d'en respirer l'odor (1). Etant avec elle de plan-pied, il ouvre largement en elle la voie de la féminité, en ce que la femme, nous dit excellemment Camille Dumoulié, n'est pas toute sous l'égide de la loi et du nom du père à l'universalisme défaillant.
Faire la femme, c'est donc faire éclater en chacune ce qu'il y a de plus féminin. C'est, selon Daniel Sibony (2), éveiller en chacune le fantasme de la féminité, à quoi chacune pourra s'identifier. L'étrange qu'est Don Giovanni a pour mission de laisser entendre chaque fois à la première venue qu'elle en est coupée, en lui tendant ce miroir (de mots) où elle peut se mirer et s'abîmer -créant ainsi en elle l'inouïe rencontre d'une femme avec l'Un Femme.
(1) Paul Laurent Assoun. Le pervers et la femme. Défi et perversion: Don Juan ou la découverte de la féminité, Anthropos 1989, page 6.
(2) Daniel Sibony. Le Féminin et la séduction. "Le livre de poche". 1986.
La technique de séduction est subtile. pour les paysannes qui nous concernent, le modèle est déjà dans Tirso et Molière. Le narcissisme propre au féminin se laisse prendre à la glu de quelque portrait idéal.
Chez Tirso, Aminte est le soleil qui se reflète dans le gouffre amer de la mer donjuanesque; chez Molière, il est dit à Mathurine qu'elle est d'ailleurs et à Charlotte qu'elle n'est pas née pour demeurer dans ce village. Ainsi fait notre Don Giovanni avec Zerlina. Elle qui est loin d'avoir été une oie blanche avant d'avoir rencontré Don Giovanni; elle qui, de par sa nature mobile socialement, comme est toute femme, comme est toute monnaie (*) selon les dire de Masetto, encore qu'il ne puisse s'en défaire -est, on se doute bien, une proie facile pour le séducteur et ses lazzi rhétoriques. Ils participent de procédés visant à flatter le narcissisme de Zerlina. Ils font l'inventaire des détails de la beauté idéale qu'elle est censée être; encore une énumération! Ils tournent, ensuite, autour de cette idée qu'elle n'est pas faite pour être paysanne, que tant de perfection ne doit pas demeurer en sommeil et que toutes ces qualités la destinent à devenir l'épouse d'un seigneur. Ce faisant, ils blasonnent ce défi proprement attaché à la jouissance du pervers qu'est Don Giovanni, qui est de braver le nom du père, par le mépris affiché de la loi: ici du mariage arrêté et de la parole donnée, attendant par là aux fondements même de la société. Oui, dérobée au Père, dérobée à elle-même en tant qu'être social: voilà Zerlina.
Que va-t-il advenir d'elle, quand elle se réveillera?
(*) Camille Dumoulié
Opéra de Rennes
Juin 2009
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Vidéo d'Almadoro
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Zerlina: Bénédicte Tauran
Masetto: Pierrick Boisseau
Don Giovanni: Stephen Gadd
Leporello: David Bizic
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Mise en scène: Achim Freyer
Direction: Antony Hermus

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