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Jaquette de l'essai de Jacques Junca
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Le Roman de Jeanne
Table des matières
Jaquette de l'essai de Jacques Junca
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Le Roman de Jeanne
Table des matières
Jeanne dans l'oeuvre de Schiller
Schiller est éminemment sympathique par cette volonté de mener à bien le projet de changer le monde et les hommes. Il n'y a rien de plus pathétique que cette Théophanie, amorcée dans sa jeunesse, où il tente de concilier des principes toujours en discorde: Dieu et la nature, l'esprit et la matière, toujours condamnés à la "domination tyrannique de l'un sur l'autre", et rien de plus exaltant que cette réflexion sur le Beau, influencé qu'il est alors par la rencontre de Goethe et la lecture de Kant, où il développe cettte idée que l'art fait étonnamment le lien entre le sensible et l'esprit, disons: entre l'imagination et l'entendement. L'art idéalise le sensible et sensibilise l'esprit, provoquant ainsi le mariage du réel et de l'idéal. Mais cet alchimiste qui ne remue pas des cornues, lui, pour chercher des alliages de métaux, a fait tout de suite du drame son champ d'action. Ainsi, sa première oeuvre, Les Brigands, s'en prend à l'ordre établi et peint Karl Moor, un révolté privé de l'affection de son père par un frère cruel, mais impuissant, au bout du compte, à cause de son entourage, à rédimer le monde social, délétère selon lui; aussi impuissant que l'Hypérion d'Hölderlin l'est à libérer la Grèce. Ce qui nous émeut, c'est que cette première oeuvre connote en plusieurs points cette Pucelle d'Orléans qu'il écrira en 1801.
Après Les Brigands, ce sera La Conjuration de Fiesque, où il s'en prend à la tyrannie du Doge de Venise, Andrea Doria; puis Intrigue et amour ( appelé encore Luise Millerin), où il dénonce une aristocratie corrompue par les plaisirs, les honneurs et l'ambition, et voit, en regard, dans la bourgeoisie montante, réceptacle de toutes les vertus (honnêteté, sentiment du devoir, altruisme congénital, respect de l'individu) le grain de sénevé de la future humanité, que ni argent ni pouvoir ne corrompent et qui prépare le règne de la justice et de la liberté. Ensuite vient Don Carlos, où le marquis de Posa et le représentant le plus parfait de la sagesse de l'auteur. Lucide, intransigeant, disciple de Rousseau avant la lettre, adepte aussi avant la lettre de la franc-maçonnerie de Lessing, Posa imagine un état libéral, respectueux de l'individu, dont le despotisme espagnol n'est que la caricature et dont seul l'esprit protestant est le garant. Enfin comme Schiller s'accroche à toutes les branches pour mener à bien sa mission, il écrit, influencé par Goethe et par Kant, son poème Les Artistes, où il voit ces derniers jouer le rôle de phares dans l'humanité et réussir là où échouent en partie les savants, les philosophes, les moralistes - car l'amour du Beau est encore ce qui a la première place dans le coeur des hommes. Désintéressé, libéré de toute préoccupation d'ordre pratique, le Beau porte donc sur la forme des objets, sur leur représentation, et non sur leur matière; et, l'entendement ordonnant les données de l'imagination en un tout harmonieux, il voit, de plus, dans le Beau, l'expression de l'autonomie insulaire de l'objet et donc, la marque de sa liberté et de sa justesse, Hegel, dans son Esthétique, dit, lui, que le désir "dévore l'objet", le détruit, alors que l'oeuvre d'art le rend à sa liberté. Ce faisant, le Beau, en liant les contraires: matière et esprit, imagination et entendement, tend à réduire la déchirure inhérente à l'homme, comme s'il retrouvait par là quelque unité primordiale...
Mais Schiller, au sortir de ses études historiques et esthétiques, ne peut faire qu'il ne revienne au drame. Et, après Wallestein, où le condottiere n'arrive pas hélas à imposer, par suite de ses indécisions, un nouvel ordre des choses en place de la politique hégémonique et conservatrice de l'Autriche, voilà l'admirable Marie Stuart, où l'héroïne, au milieu de ses déboires, atteint à une grandeur touchante, qui est la marque d'une liberté intérieure acquise. Et voilà après La Pucelle d'Orléans.
Le problème qui hante Schiller, historien et dramaturge, est toujours de savoir ce que signifie le mot liberté en histoire. Appliqué à cerner les forces collectives menant les peuples, il s'interroge sur le rôle des grands politiques, des grands capitaines et des grands penseurs. Il se demande s'ils sont une émanation de ces forces ou s'ils créent par eux-mêmes le destin des sociétés.
Pour Jeanne, en tout cas, avec qui nous sommes à présent, elle est assurément un personnage schillérien très riche. Comme Karl Moor, elle est séparée de son père dans sa mission, et, du coup, rencontre des difficultés avec son entourage. Comme Fiesque, elle a une tyrannie à combattre: celle des Anglais. Comme Luise Millerin, une simple bourgeoise aimée du fils du puissant président Walter, elle est aimée, elle, simple bergère, par les plus grands capitaines. Comme le marquis de Posa, exposant sa politique au Dauphin d'Espagne, elle expose, elle, à la Cour de France un idéal de responsabilité et d'amour; et, ce faisant, comme lui, elle est en avance sur son temps: elle est déjà par là une fille des Lumières (sagesse qui ne l'empêche pas d'éprouver les passions des héros du Sturm und Drang). Par contre, à l'inverse de Wallenstein, elle réussit où il échoue, n'ayant pas ses indécisions. Enfin, comme Marie Stuart, elle accède, au milieu des épreuves, et avec l'aide de sa foi, au détachement et à une véritable joie intérieure - la marque de sa liberté à elle, après avoir redonné la leur aux Français.
Il restera à Schiller à écrire entre autres La fiancée de Messine et le célèbre Guillaume Tell.
Bibliographie: Les auteurs romantiques http://www.jose-corti.fr/auteursromantiques/schiller.html
Remarque préliminaire
Témistocle Soléra est assurément l'un des hommes les plus typiques de l'époque, un homme aux dons multiples. Né à Ferrare en dédembre 1815, il suit des études littéraires et musicales, tout en étant engagé dans la mouvance nationaliste.
Il est de la famille de ces patriotes amers et désespérés qui, à la suite du poète Léopardi et de Silvio Pellico, rêvent d'une Italie unifiée, débarrassée des Autrichiens et avec chacun des espoirs précis d'avenir. Les uns, républicains, suivent Mazzini, créateur fougueux de la Jeune Italie et fixé à Londres, où il recrute des énergies neuves; les autres, monarchistes libéraux, et surtout piémontais, font confiance en leur roi Charles-Albert pour cette tâche d'unification; les troisièmes, enfin, néo-Guelfes et utopistes, rejoignent l'abbé Gioberti, dont l'ouvrage La Primauté des Italiens, publié en 1843, est l'évangile du nationalisme le plus vif et le plus agressif, vouant l'Italie à une mission historique et mondiale et la voyant curieusement fédérée autour de son pape lui-même soutenu par l'épée du roi de Piémont-Sardaigne. Témistocle est de ceux-là.
Il débute comme poète et auteur de romans. Mais, bientôt, se souvenant de ses études musicales, se lance dans la composition de quatre opéras dont (préfaçant en cela Wagner) il écrit les livrets, mais qui n'ont aucun succès.
Ainsi peut-il, à un moment, rencontrer Verdi, dont il est le cadet de deux ans, Verdi appréciant ses aspirations nationalistes et son tempérament dramatique. Et c'est à ce dernier que Témistocle Solera doit finalement sa notoriété. Rien n'est plus cocasse que ce couple: lui, grand, costaud, fanfaron et bavard; Verdi, frêle, mobile comme une feuille de peuplier, réservé, froid et peu communicatif.
En 1839, l'empereur gracie un certain nombre de conspirateurs voués aux plus longues peines; le père de Témistocle est du nombre et Témistocle écrit pour la circonstance un hymne, L'amnistia, exécuté à la Scala et que Verdi peut avoir entendu.
En 1839, et toujours à Milan, Verdi parvient à faire éditer trois mélodies pour piano; parmi elles, il y a une aria: L'ésule, sur des vers de Solera. La même année, enfin, Solera participe à la composition du livret d'Oberto pour Verdi, avec Antonio Piazzo, et le succès est au rendez-vous, car le sujet plaît aux italiens, qui partagent la sensibilité de Solera. Après Oberto, Témistocle s'attelle aux livrets de Nabucco (1842), de notre Giovanna d'Arco de 1845 et d'Attila en 1846.
Mais les choses se gâtent avec Attila. Certes, elles n'ont pas toujours été faciles, vu la nature difficile et ombrageuse de Solera - antithèse, s'il en est, du docile et talentueusement sage Piave, librettiste d'Ernani et des I due Foscari.
Verdi, en effet, rentrant de Milan où il a donné Aliza, après Naples, - un Aliza d'ailleurs dont il n'est pas satisfait :"Ah! Celui-là il est vraiment affreux!", se met à Attila. Au printemps précédent, il en a adressé à Piave le scénario rédigé par Maffei. Puis, finalement, il a préféré à Piave, pour ce sujet, le théâtral et hyperbolique Solera, offrant au librettiste vénitien d'autres projets en compensation... C'est qu'Atttila est un personnage hyperbolique aussi! Or Verdi, de Naples, a dû déjà encourager Solera, de nature molle, paresseuse et dissipée, à se presser et à lui faire tenir le livret à Milan, où il doit bientôt se rendre. Mais le tempérement de Solera est là. Et Verdi, qui connaît son homme, prie Muzio d'aller le relancer. Muzio se rend compte qu'il n'a presque rien fait, encore que Solera promette de travailler jour et nuit. Le jour suivant, à onze heures, il est encore au lit. Cependant, le livret est terminé le 26 août quand Verdi arrive de Naples à Milan. Solera en est très content mais Verdi lui demande de le revoir. Après quoi le maestro retourne travailler à Busseto.
Escudier, là-dessus, impose Verdi à Paris et, entre autres, fait traduire Ernani et Nabucco. Mais voilà: il y a un os pour Nabucco. Verdi n'ignore pas que Solera a pris l'argument dans un mélodrame représenté à l'Ambigu de Paris et l'a fait passer pour être de lui. Et, à peine l'annonce de l'opéra est connue qu'un "quidam" se révèle, qui exige une forte indemnité, que Vatel, le directeur du théâtre parisien, doit payer.
Verdi, lui, se repose à Busseto, havre de paix. Le 11 septembre, Attila est commencé. Bientôt le compositeur doit retourner à Milan; mais, assailli de toutes parts, va passer quelques jours de repos dans le paradis champêtre de son ami Clara Maffei à Lusone, où il apprend le succès de Nabucco à Paris. Toutefois il doit retourner à Milan et se remettre à Attila.
Il a formé de grands espoirs pour cette pièce. Il a pensé, pour elle, à l'Opéra de Paris, où il est avide d'être représenté. Il veut, avec elle, stupéfier les vieilles barbes et les journalistes. Mais, au bout du compte, étant déçu par la Scala à cause de son climat puis de Merelli (qui a eu l'audace de tenter, pour arranger ses affaires, de céder à Ricordi ses droits de Giovanna, sans l'informer), il cède à Lamari - donc à la Fenice- les droits sur Attila.
Mais il faut se hâter à présent. Quand il veut reprendre contact avec Solera pour les retouches, celui-ci a déguerpi sans prévenir personne. Il a suivi sa femme en Espagne, laissant le livret inachevé. Verdi renvoie le texte à Piave, à qui il demande d'écrire la scène finale du troisième acte.
Ainsi se trouvent scellés les rapports et l'amitié du maestro avec Témistocle. En Espagne, Solera travaille pour le monde théâtral de différentes villes. Il compose un opéra La Hermana de Pelayo et un poème historique La toma dé loio. Il écrit encore un livret La Fiancilla de Granata, pour Emilio Arrieta, directeur du conservatoire madrilène.
A un moment, il retourne en Italie, où il s'affaire dans les coulisses de la politique, servant même de courrier entre Napoléon et Cavour. Il meurt le jour de Pâques 1878 dans la solitude et est enterré, le lendemain, au Cimetière Monumental de Milan.
LE LIVRET
ou
LES MEANDRES D'UNE ADAPTATION
Témistocle s'empare donc de la tragédie de Friedrich von Schiller La Pucelle d'Orléans. Schiller s'est déjà beaucoup éloigné de la Jeanne historique. Le livret de Solera s'éloigne à son tour considérablement de la pièce de Schiller: une versification ampoulée et une vie de l'héroïne devenue un véritable roman où le surnaturel, maintenant, abonde - plus encore que chez Schiller. Il faut savoir que Jeanne, au moment où nous sommes, ne fait l'objet d'aucun culte particulier, ni civil, ni religieux. Michelet ne l'a pas encore installée au panthéon des grandes gloires nationales et l'Eglise ne l'a pas encore, non plus, complètement reconnue. Elle ne sera béatifiée qu'en 1909 et canonisée qu'en 1920.
Aussi rien ne protège vraiment, dirons-nous, une certaine identité officialisée du personnage. L'imagination intempestive d'un auteur peut s'emparer aisément de l'héroïne et l'on est loin de ce que seront les apologies plus orthodoxes d'un Péguy, d'un Claudel, d'un Honegger et de certains cinéastes contemporains.
En fait, le scénario de Solera conserve la structure de l'épreuve schillérienne: un prologue et des actes, présentant Jeanne à des moments différents de sa geste. Mais, cela dit, tout est remis en question.
LA MUSIQUE DE VERDI
ou
Un musicien pas comme les autres
C'est sans nul doute Jean-François Labie (cf Le cas Verdi. Fayard ed.) qui a, selon nous, le mieux rendu compte de la situation musicale de Verdi, au vu des dernières données de la recherche. Le moins qu'on puisse dire est que le cas Verdi est singulier. Au commencement, les portes du conservatoire de Milan se ferment devant lui et il n'a, conséquemment, pour professeur, que ceux qui veulent bien s'intéresser à lui. Ferdinand Provesi, gloire de Busseto, est de ceux-là.
Mais il n'a de bagages que ceux des petits compositeurs des petites salles, spécialistes surtout en marches militaires. Le professeur suivant est Vincenzo Lavigna. Elève de Paisiello, auteur d'opéras, ce milanais n'est guère plus efficace; Verdi n'apprend de lui que canons et fugues, mais pas le moindre atome d'instrumentation ou de traitement de musique dramatique. Et, quant à la théorie, il se voit conseiller les ouvrages démodés de Fedele Fenarolli, qui a été, au conservatoire de Naples, le maître de Lavigna.
Il ne reste plus à Verdi que d'aller le plus souvent à la Scala. Ainsi ses vrais maîtres sont dorénavant: les frères Ricci, Donizetti et Mercadante, grands représentants du mélodrame musical. A noter encore avec Labie que Verdi, qui a été en mal de maîtres, a pourtant, à un moment, un élève: Emanuele Muzio, qui composera les mêmes canons, les mêmes fugues et consultera les mêmes ouvrages démodés de Fenaroli... En fait, Verdi, quand il devient le professeur de Muzio, est conscient de la valeur de ses opéras, mais incapable de dire en quoi elle consiste. il connaît "les recettes de son efficacité, à défaut de celles de la science." Il sait qu'il n'a pas "le savoir-faire de Donizetti", ni "l'élégance de Bellini" mais que son talent repose sur le bon choix et le bon traitement d'un livret et sur l'importance des choeurs.
Lui, ce qu'il veut, c'est traduire la force, voire la violence des situations, si bien que son art relève autant des techniques théâtrales que musicales. Car, même au niveau des voix, nous dit Labie, celles-ci sont "forcées, bousculées, par une recherche de l'émotion, qui ne tient plus aucun compte des subtilités du bel canto." Pour l'orchestration, donc, Verdi prend d'abord le parti de ne s'en soucier pas. Il apporte aux directeurs une partition où se trouve seule indiquée la ligne de chant. Quant aux portées de l'orchestre, c'est au cours des répétitions qu'il les remplit.
Et c'est seulement en 1862, avec la Forza del Destino, qu'il écrit complètement l'oeuvre avant de la proposer. Et encore cela est-il dû au hasard: l'opéra de Saint-Pétersbourg, du fait de la maladie d'une cantatrice irremplaçable au pied levé, est en retard d'un an, ce qui donne l'occasion à un Verdi inoccupé de procéder à ce travail. A partir de ce moment, l'orchestre gagne en consistance. Des idées musicales sont développées, qui n'ont pas de rapport direct avec le texte. la musique acquiert certaine autonomie, qui lui permet de blasonner les personnages et les situations - tel un décor sonore, à côté de l'autre.
Et voilà qu'avec Aïda, surgissent les mêmes thèmes récurrents, qui n'ont rien à voir d'ailleurs avec la technique des leitmotivs wagnériens. Verdi ignore complètement Wagner, il ne connaît que l'ouverture de Tannhaüser entendue à Paris en 1866; et ce n'est qu'en 1871 qu'il assiste (sans plaisir) à la première de Lohengrin à Bologne. Si le public admire Verdi, suit ses transformations, les critiques, eux, sont plutôt méchants. Ils parlent de "vulgarité"' et, pour Don Carlo, de "lourdeur germanique". Aussi est-ce la raison pour laquelle beaucoup de ses opéras n'ont de succès qu'après leur création.
Car, dès lors qu'il a de bons interprètes ( Ce qui n'est pas toujours le cas pour les créations), Verdi rencontre le succès. Il le sait et il le sent. Dans une lettre de 1877 à Guido Ricordi, il parle du "parfait équilibre entre la chanteuse et l'acteur". Les règles du mélodrame sont autres que celles de l'opéra. C'est pourquoi, forçant le trait, quitte à choquer, il dit à Cammarano, lors de la reprise bolonaise de Macbeth, touchant Mlle Cadolini:" Mlle Cadolini a l'air belle et bonne, et moi, j'aimerais avoir une Lady Macbeth qui ne chantât point." Ainsi, pour Verdi, la musique finalement n'est qu'un "moyen d'expression parmi d'autres." Deux articles de Fétis, du 15 et 29 septembre 1850, dans la Gazette musicale de Paris, disent très bien les choses. Ils constatent, d'une part, les imperfections de Verdi: un usage excessif du chant déclamé, l'abandon des mélodies en longues périodes, la pauvreté du rythme, rejoignant en cela le Londonien James William Davison, qui déteste en Verdi les accords faciles, les choeurs à l'unisson, les voix forcées...
Mais lesdits articles conviennent, d'une part, de sa fougueuse imagination, de sa faculté créatrice, de la prodigalité illimitée de ses trouvailles et de son souci à les réutiliser, à les exploiter dans un développement harmonique - quitte, à la limité, à ce que le banal voisine avec le meilleur. En bref, "une générosité sans borne." Tout cela pour dire que son discours musical est, d'abord, expressément dramaique, lié aux exigences du texte, à la logique du récit, mais aussi qu'il s'avère très concis: une idée, un sentiment exprimés musicalement, et Verdi passe à autre chose.
Ainsi, ce conteur musical est souple, riche, efficace, et son art, de ce côté-là, le rapproche des grands modèles qui l'inspirent: Shakespeare, Schiller, Hugo, Byron... Ainsi, Paul Dukas, au lendemain de la mort de Verdi:" Quand la piteuse dramaturgie de Donizetti et de Meyerbeer s'effondra dans le néant, Verdi eut le haut mérite de la clairvoyance ...: celle de faire ressortir l'action dramatique dans ses oeuvres..." Si l'on veut maintenant conclure ce survol, ce sera pour signaler que cet homme (qui feint souvent à tort d'avoir un manque de culture et une curiosité limitée pour toutes sortes d'expressions musicales: on a trouvé en fait dans sa bibliothèque de San-Agata un nombre considérable de partitions annotées par lui, de Bach, de Haendel, de Haydn, de Beethoven, des quators de Mozart, de Shubert, de Shumann, de Mendelssohn, des partitions de Wagner...) représente une conception de l'art méditerranéenne, toute opposée à la conception allemande.
La symphonie, le quatuor, si admirables qu'ils soient, sont pour lui des formes étrangères au génie propre de son pays, où la voix domine sur l'instrument, la ligne de chant sur l'instrumentation. "Que diable! si nous sommes bien en Italie, pourquoi [ferions-nous] de l'art allemand?" Un mot illustre finalement son génie: la clarté!
Les années de galère ou de galion
Mais les années qui nous concernent, ici, sont celles qu'on a appelées les années de galère ou de galion. On est de plus en plus revenus, de nos jours, du cliché qui veut que le compositeur ait évolué tout au long de sa vie - émergeant d'une tradition italienne, étouffante et conservatrice (les plus grands alors: Spontini, Cherubini, Rossini, Bellini, Donizetti ayant rejoint l'étranger), pour accéder à la modernité.
Alors que Verdi, éclectique par définition, est le contraire d'un idéologue. Certes, les étroitesses de sa formation existent; mais il n'est pas, pour autant, un béotien. Même restreint, l'enseignement qu'il a reçu de Lavigna est sérieux et fait de lui un bon contrapuntiste. De plus, son tempérament est extrême. Avec Oberto (1839), un ton nouveau s'affirme, que Nabucco (1842) et I Lombardi (1843) confirment. Ce sont là des oeuvres nourries par le patriotisme opprimé de l'Italie d'alors et où les Italiens de toutes classes sociales se reconnaissent.
On n'a aucune idée, de nos jours, de l'état d'esprit d'alors. Le célèbre choeur de Nabucco, Va pensiero, trouve un écho dans tout le pays, et le non moins célèbre Signore, del telto natio de I Lombardi, est le blason du Risorgimento. Ce sont ensuite des oeuvres dont la nouvelle force dramatique vient de leur découpage efficace.
Verdi concentre ses efforts autour de moments forts, bien choisis dans la trame de l'action (ce qu'il appelle "des positions"), mais aussi bien illustrés par des personnages hauts en couleur et emblématiques d'affects puissants. C'est ici (après ces oeuvres déterminantes) que s'ouvre la période dite des années de galère.
Onze opéras en huit ans -jusqu'au fameux Rigoletto! Période où Verdi, soumis à la pression des commandes, aux difficultés propres à chaque théâtre, tant au niveau des acteurs qu'à celui des administrations, est atteint de profonds découragements et de grandes fatigues, mais, néanmoins, récompensé par un début de constitution de sa fortune personnelle.
Cependant, avec Ernani et Giovanna d'Arco, nous dit Jean Cabourg (Guide des opéras de Verdi; Fayard ed.) s'annonce un tournant: la mise au point de ce qu'il nomme l'archétype du mélodrame verdien. L'action se resserre autour de personnages centraux emblématiques; avec Giovanna l'héroïne, le Roi, amants malheureux, le père de Jeanne, dénonciateur avant d'être coopérant, les trois choeurs (celui des villageois, celui des voix angéliques et celui des esprits malfaisants) créent, à eux seuls, le paysage politique et religieux où évoluent lesdits personnages.
Et c'est ici qu'il nous faut faire preuve de militantisme. Oui: il est temps, répétons-le, de faire table rase de cette idée que Verdi, besogneux et maladroit au départ, s'est hissé, avec la maturité, à la pleine conscience de son génie -cette vision par trop réductrice étant le fait d'un public à la fois profane et savant, victime de ses a priori idéologiques et esthétiques.
Oui, il est temps, de façon expresse, de réhabiliter les oeuvres de jeunesse du maître, jugés inférieures au nom de ses seuls opéras "fréquentables", et une oeuvre comme Giovanna d'Arco, même si elle a longtemps pâti de l'absence de grands interprètes, même si elle témoigne de quelques faiblesses et d'une inspiration parfois inégale, se caractérise, pour Jean Cabourg, par une richesse d'invention et un élan rythmique incomparables - qu'on ne retrouve plus par la suite avec cette incandescence.
Ainsi encore, pour lui, l'instrumentation d'Ernani ou d'Attila, qui précède Giovanna d'Arco, est infiniment plus fouillée que celle de la célèbre trilogie populaire à venir: Rigoletto, Il trovatore et La Traviata. Et, pour ce qui concerne Giovanna d'Arco, il la considère, musicalement, comme le personnage le mieux dessiné de toute l'oeuvre de Verdi.
Les amants de la Guerre de Cent Ans
Schiller, avec toute son imagination, n'est pas allé si loin que Solera dans la peinture d'une Jeanne amoureuse. Chez Schiller, Jeanne est montrée tombant sous le joug de l'amour, mais assumant davantage le poids de sa faute. Certes, Schiller a cette belle audace de lui faire aimer un Anglais, mais Solera a cette autre, de lui faire aimer, ni plus ni moins, le roi de France. Chez les deux auteurs, il lui est en tout cas donné de susciter, du fait de sa beauté et de sa personnalité, des amours violentes. Mais l'originalité de la scène, vu les interdits religieux auxquels Jeanne est soumise pour réussir sa mission (rester pure et chaste), est qu'elle vit un amour dissymétrique. D'une part, Charles, qui ignore, lui, ces interdits faits à Jeanne, et qui, en toute inconscience donc, en toute innocence, aime et désire celle qui l'a sauvé de lui-même: de sa torpeur, de son complexe d'infériorité, qui lui a redonné un trône - et ne voit en cela rien qui puisse avoir de rapport avec le diable, d'autant que la Vierge est à l'origine de leur rencontre. D'autre part, Jeanne, qui est acquise au départ à l'idée d'une mission soumise à l'exigence de sa pureté et de sa chasteté, mais qui, ayant fini par faillir pour le Roi, se rend compte qu'elle est devenue fautive. D'où un dialogue amoureux particulier: lui, aimant dans la joie et la beauté des sentiments découverts; elle, dans la pleine culpabilité - au point de regretter de n'avoir pas succombé sur le champ de bataille.
Le Roi atteint même les limites extrêmes des grands amants. Encore que des tâches historiques lui soient dévolues, il découvre que rien n'est supérieur à son amour, jusqu'à accepter avec Jeanne une union d'âmes ou a offrir sa poitrine à l'épée de cette dernière. Le Roi tient du Tristan amoureux de Wagner.
Jeanne, elle, vit son amour différemment. Déjà, sa culpabilité est immense avant l'arrivée du Dauphin: elle n'aspire qu'à rentrer chez elle, à retrouver l'innocence de sa vie pastorale, et ravive en elle l'image menaçante du père, devenue l'image du juste châtiment. Mais, maintenant, le Dauphin est à ses côtés; plus il se rapproche d'elle, plus il lui découvre les arcanes du sentiment amoureux, plus elle est agitée, plus elle ressent la violence et la souffrance de l'arrachement auquel elle est tenue. Le pathétique est, ici, qu'au fort de ce conflit, elle finit un moment par capituler, annihilant dans un instant tous ses efforts! Mais le tragique de la situation réapparaît avec les voix du ciel à nouveau là et la mettant en garde. Alors, s'exaspèrent son combat et sa culpabilité (elle se sent maudite) jusqu'à une accalmie: celle de devoir assumer le sacre, Delil étant venu l'annoncer et le Roi se faisant directif à son égard. Mais, avec les appels implorants de monarque : Vieni al tempo, et ses déclarations à nouveau enflammée, sa culpabilité lui faisant proférer à présent le regret de n'être pas morte en combattant, et en tout cas, son désir de vouloir finir sa vie en pénitente. Quand éclate le second choeur, mais de Satan, celui-là. C'en est trop. Son esprit chavire dans l'assurance, maintenant définitive, qu'elle est maudite. Ce crescendo de l'idée est admirable et l'effet incontestable.
La mort de Jeanne
A peine le Roi a terminé avec son andante que, sur un sol mineur (6/8), le cortège funèbre apparaît, les soldats et leurs étendards précédant le corps de Jeanne.
On entend, bien évidemment, les lamentations du choeur, où Verdi a joint des sopranos aux voix masculines, le peuple en son entier est censé être représenté. Le Roi et le père s'exclament à la vue de Jeanne. Le choeur reprend. Ses volutes chromatiques annoncent le quator de Don Carlos. De sombres figures musicales planent, en effet, sur la palpitation grave des basses. Les propos du choeur tranchent avec les propos précédents de la foule en colère. Ils saluent l'ange paisiblement endormi, la lumière resplendissante descendue du Ciel et le parfum surnaturel émanant déjà du corps. A nouveau, les volutes de l'orchestre. Le père crie: Silence! Les chromatismes de l'orchestre reprennent, enrichis de sextolets, piqués sur les cordes, et le Roi et le père constatent qu'elle a poussé un léger gémissement, qu'elle a ouvert les yeux...
Le Roi dit qu'elle se relève (Oh! Miracle), que la mort est vaincue, et l'accompagnement, qui est allé crescendo, meurt peu à peu.
Jeanne, qui est maintenant relevée, se demande, a cappella, ce qui se passe et où elle est, et le Roi lui répond, toujours sans accompagnement, qu'elle est au milieu de ses guerriers, tout près de son père. Alors elle a ce cri, qui témoigne de son éternelle obsession, sur une ligne de chant plaintive: je ne suis pas une enchanteresse malveillante! Le Roi la rassure aussitôt, lui disant qu'elle est un ange et son père ajoute qu'il a été hélas aveugle la concernant. Finalement, elle avoue les reconnaître: son père, son Roi (ponctuation musicale), ses braves chevaliers. Elle reconnaît aussi le drapeau français; elle demande où est le sien, qu'en loyale messagère, elle veut emporter au Ciel. (légère colorature). Le Roi, qui maintenant comprend que la réaction de Jeanne à la mort n'est que passagère, s'écrie: Emporte-le... mais ne nous quitte pas! avec un frémissement vocal sur ces mots.
Alors, sur un mi bémol majeur et des arpèges de flûte, commence ce qui sera l'accompagnement de l'extase de Jeanne. Sur une colorature immense, surnaturelle, vu le peu de force qui lui reste, elle clame: Ma bannière! et entame, tout aussitôt, son chant de mort et d'assomption céleste. Les propos sont d'une femme située dans l'entre-deux de la terre et du ciel. Elle dit que les Cieux s'entrouvent, que la Vierge descend, que cette dernière est la même que celle qui avait l'habitude de lui parler sur son rocher, et qu'elle lui sourit, qu'elle lui montre le chemin (inflexions touchantes de la voix), qu'elle semble même lui faire signe d'approcher et, sur une réapparition de la clarinette, instrument qui a représenté Jeanne jusque-là, son duo avec l'instrument conduisant à un si bémol aigu, elle ajoute que la Vierge veut qu'elle la rejoigne.
Le Roi et le père se relaient ici, en mineur, sur des modulations qui leur étaient peut-être étrangères, mais qui tentent de traduire leur tendresse. le père demande à Jeanne de poser sa main sur ses cheveux blancs, le Roi la supplie de ne pas les quitter et de vivre pour la France et son Roi. Enfin, le père ajoute ne pas vouloir pleurer, mais, plein d'une grande lassitude, vouloir mourir au plus tôt. Les voix des deux hommes les plus chers à Jeanne se rejoignent dans un duo.
La clarinette solo reprend, puis le chant de Jeanne, sur le mi bémol majeur. Sa voix s'élève sur les basses des cordes. Une intense et joyeuse sérénité de tout son être récompense tout son travail accompli, toutes ses épreuves dépassées. Elle voit, dit-elle, un nuage l'emporter, son armure se transformer en ailes et, de l'altitude où elle est déjà, elle dit adieu à la terre et à la gloire mortelle, adieu, dont le chant ardent et frémissant, rappelle les plus grands moments de l'opéra; puis dit enfin s'élever dans les cieux et resplendir dans la lumière du soleil - avec de vibrants appuis vocaux.
Le choeur la salue à nouveau; le Roi regrette de ne pouvoir s'envoler avec elle; le choeur l'invite à rejoindre le bercail céleste, le Ciel ayant triomphé de tous. Un dernier duo avec la clarinette, sur deux mesures: elle rappelle que la Vierge lui a souri et qu'elle lui montre le chemin. A partir d'ici, le choeur, auquel le Roi se joint, ne cesse d'être présent. La voix de Jeanne domine. Elle renouvelle son adieu à la terre et célèbre encore son enlèvement dans les airs et son resplendissement dans le soleil; puis ses vocalises soutenant ses derniers mots, elle s'affaisse dans un ultime soupir, qui passe presque inaperçu, tant elle est déjà ailleurs - tandis que l'assemblée l'assure qu'elle survivra dans le coeur de tous les Français et que quatre mesures d'accord de mi bémol majeur concluent l'opéra.
COMMENTAIRE
L'assomption de Jeanne
La scène de la mort de Jeanne est solidement construite: marche funèbre, lamentation du choeur, réveil de conscience de Jeanne, retour de son obsession, reconnaissance des siens, désir de récupérer sa bannière; puis ses trois grands airs de départ, séparés par les réactions du Roi et du père et les hommages du choeur; enfin la mort après les dernières vocalises et les remerciements au nom de la France...
Au total, un passage lyrique d'une grande émotion, où les trois airs de Jeanne créent un courant musical qui va crescendo, digne des plus grands final d'opéra.
La scène équivalente chez Schiller recèle peut-être moins d'émotion, car il faut convenir, qu'en pareil domaine, la musique est irremplaçable.
Certes, les plus grandes idées viennent ici de Schiller: le Roi délivré par Jeanne; Jeanne mourant au milieu des siens, plongés dans le désarroi; revenant à elle avec le cri de son onsession: non, je ne suis pas une sorcière!, reconnaissant ensuite les siens, exigeant sa bannière, et, pour finir, ayant la vision de la Vierge qui l'attire à elle. Mais les différences sont grandes aussi. Ainsi, chez Schiller, le Roi n'est pas amoureux de Jeanne, ni Jeanne de lui (ses amours à elle sont ailleurs) et le père ne vient pas à résipiscence et n'a pas l'occasion de délivrer sa fille de ses liens (c'est elle qui se délivre par la prière). Avec le Roi et le père, chez Solera, il en résulte par cette scène, un surplus d'émotion: Jeanne est avec les deux hommes qu'elle a aimés le plus au monde. Ce qui, ajouté à l'effet produit par la musique, porte à un comble l'impact de ce passage sur le public.
Mais Schiller a su trouver, pour cette assomption céleste de Jeanne, un mot de la fin, qu'on aurait bien aimé retrouver sous la plume de Solera. Comme l'héroïne monte, monte, cependant que la terre recule, elle expire en disant: "Courte est la douleur, éternelle est la joie."
Ce qui nous retient, à présent, dans cette mort de Jeanne, c'est son esprit. Jeanne, en s'élevant, ne perd pas son identité. Celle-ci, au contraire, se trouve glorifiée et pérennisée, conformément au dogme chrétien. Le grand exemple de glorification post-mortem se trouve chez Dante, où les élus contemplent, pour l'éternité, Dieu qui les exhausse à la perfection et à son contentement. Cette contemplation et cependant remise en cause par Goethe. Chez lui, l'âme de Faust monte au Ciel; mais avec cette nuance que, montant toujours, elle se purifie à mesure en passant d'un cercle à l'autre. Mais l'exemple le plus antinomique de la mort de Jeanne, est, sans nul doute, la mort d'Isolde, chez Wagner. Il y a, chez Wagner, désintégration totale de l'identité terrestre. Isolde, en effet, a découvert l'amour (même coupable) une réalité étrangère à celle qui nous retient prisonnier de l'espace, du temps et de la séparation des consciences individuelles. Aussi sa mort (accompagnée de celle de Tri height="295">stan) est-elle une mort libératrice. Elle atteint progressivement, par dissolution, à la plus parfaite impersonnalité, et ce et qui unit les amants (Tristan et Isolde), et qui n'est à proprement parler ni l'un ni l'autre. Aussi est-ce à une évanescence progressive d'Isolde que nous asssistons avec la musique, évanescence qui conduit à ce rien, qui est peut-être l'autre face du Tout infini.