Témistocle Soléra est assurément l'un des hommes les plus typiques de l'époque, un homme aux dons multiples. Né à Ferrare en dédembre 1815, il suit des études littéraires et musicales, tout en étant engagé dans la mouvance nationaliste.
Il est de la famille de ces patriotes amers et désespérés qui, à la suite du poète Léopardi et de Silvio Pellico, rêvent d'une Italie unifiée, débarrassée des Autrichiens et avec chacun des espoirs précis d'avenir. Les uns, républicains, suivent Mazzini, créateur fougueux de la Jeune Italie et fixé à Londres, où il recrute des énergies neuves; les autres, monarchistes libéraux, et surtout piémontais, font confiance en leur roi Charles-Albert pour cette tâche d'unification; les troisièmes, enfin, néo-Guelfes et utopistes, rejoignent l'abbé Gioberti, dont l'ouvrage La Primauté des Italiens, publié en 1843, est l'évangile du nationalisme le plus vif et le plus agressif, vouant l'Italie à une mission historique et mondiale et la voyant curieusement fédérée autour de son pape lui-même soutenu par l'épée du roi de Piémont-Sardaigne. Témistocle est de ceux-là.
Il débute comme poète et auteur de romans. Mais, bientôt, se souvenant de ses études musicales, se lance dans la composition de quatre opéras dont (préfaçant en cela Wagner) il écrit les livrets, mais qui n'ont aucun succès.
Ainsi peut-il, à un moment, rencontrer Verdi, dont il est le cadet de deux ans, Verdi appréciant ses aspirations nationalistes et son tempérament dramatique. Et c'est à ce dernier que Témistocle Solera doit finalement sa notoriété. Rien n'est plus cocasse que ce couple: lui, grand, costaud, fanfaron et bavard; Verdi, frêle, mobile comme une feuille de peuplier, réservé, froid et peu communicatif.
En 1839, l'empereur gracie un certain nombre de conspirateurs voués aux plus longues peines; le père de Témistocle est du nombre et Témistocle écrit pour la circonstance un hymne, L'amnistia, exécuté à la Scala et que Verdi peut avoir entendu.
En 1839, et toujours à Milan, Verdi parvient à faire éditer trois mélodies pour piano; parmi elles, il y a une aria: L'ésule, sur des vers de Solera. La même année, enfin, Solera participe à la composition du livret d'Oberto pour Verdi, avec Antonio Piazzo, et le succès est au rendez-vous, car le sujet plaît aux italiens, qui partagent la sensibilité de Solera. Après Oberto, Témistocle s'attelle aux livrets de Nabucco (1842), de notre Giovanna d'Arco de 1845 et d'Attila en 1846.
Mais les choses se gâtent avec Attila. Certes, elles n'ont pas toujours été faciles, vu la nature difficile et ombrageuse de Solera - antithèse, s'il en est, du docile et talentueusement sage Piave, librettiste d'Ernani et des I due Foscari.
Verdi, en effet, rentrant de Milan où il a donné Aliza, après Naples, - un Aliza d'ailleurs dont il n'est pas satisfait :"Ah! Celui-là il est vraiment affreux!", se met à Attila. Au printemps précédent, il en a adressé à Piave le scénario rédigé par Maffei. Puis, finalement, il a préféré à Piave, pour ce sujet, le théâtral et hyperbolique Solera, offrant au librettiste vénitien d'autres projets en compensation... C'est qu'Atttila est un personnage hyperbolique aussi! Or Verdi, de Naples, a dû déjà encourager Solera, de nature molle, paresseuse et dissipée, à se presser et à lui faire tenir le livret à Milan, où il doit bientôt se rendre. Mais le tempérement de Solera est là. Et Verdi, qui connaît son homme, prie Muzio d'aller le relancer. Muzio se rend compte qu'il n'a presque rien fait, encore que Solera promette de travailler jour et nuit. Le jour suivant, à onze heures, il est encore au lit. Cependant, le livret est terminé le 26 août quand Verdi arrive de Naples à Milan. Solera en est très content mais Verdi lui demande de le revoir. Après quoi le maestro retourne travailler à Busseto.
Escudier, là-dessus, impose Verdi à Paris et, entre autres, fait traduire Ernani et Nabucco. Mais voilà: il y a un os pour Nabucco. Verdi n'ignore pas que Solera a pris l'argument dans un mélodrame représenté à l'Ambigu de Paris et l'a fait passer pour être de lui. Et, à peine l'annonce de l'opéra est connue qu'un "quidam" se révèle, qui exige une forte indemnité, que Vatel, le directeur du théâtre parisien, doit payer.
Verdi, lui, se repose à Busseto, havre de paix. Le 11 septembre, Attila est commencé. Bientôt le compositeur doit retourner à Milan; mais, assailli de toutes parts, va passer quelques jours de repos dans le paradis champêtre de son ami Clara Maffei à Lusone, où il apprend le succès de Nabucco à Paris. Toutefois il doit retourner à Milan et se remettre à Attila.
Il a formé de grands espoirs pour cette pièce. Il a pensé, pour elle, à l'Opéra de Paris, où il est avide d'être représenté. Il veut, avec elle, stupéfier les vieilles barbes et les journalistes. Mais, au bout du compte, étant déçu par la Scala à cause de son climat puis de Merelli (qui a eu l'audace de tenter, pour arranger ses affaires, de céder à Ricordi ses droits de Giovanna, sans l'informer), il cède à Lamari - donc à la Fenice- les droits sur Attila.
Mais il faut se hâter à présent. Quand il veut reprendre contact avec Solera pour les retouches, celui-ci a déguerpi sans prévenir personne. Il a suivi sa femme en Espagne, laissant le livret inachevé. Verdi renvoie le texte à Piave, à qui il demande d'écrire la scène finale du troisième acte.
Ainsi se trouvent scellés les rapports et l'amitié du maestro avec Témistocle. En Espagne, Solera travaille pour le monde théâtral de différentes villes. Il compose un opéra La Hermana de Pelayo et un poème historique La toma dé loio. Il écrit encore un livret La Fiancilla de Granata, pour Emilio Arrieta, directeur du conservatoire madrilène.
A un moment, il retourne en Italie, où il s'affaire dans les coulisses de la politique, servant même de courrier entre Napoléon et Cavour. Il meurt le jour de Pâques 1878 dans la solitude et est enterré, le lendemain, au Cimetière Monumental de Milan.
LE LIVRET
ou
LES MEANDRES D'UNE ADAPTATION
Témistocle s'empare donc de la tragédie de Friedrich von Schiller La Pucelle d'Orléans. Schiller s'est déjà beaucoup éloigné de la Jeanne historique. Le livret de Solera s'éloigne à son tour considérablement de la pièce de Schiller: une versification ampoulée et une vie de l'héroïne devenue un véritable roman où le surnaturel, maintenant, abonde - plus encore que chez Schiller. Il faut savoir que Jeanne, au moment où nous sommes, ne fait l'objet d'aucun culte particulier, ni civil, ni religieux. Michelet ne l'a pas encore installée au panthéon des grandes gloires nationales et l'Eglise ne l'a pas encore, non plus, complètement reconnue. Elle ne sera béatifiée qu'en 1909 et canonisée qu'en 1920.
Aussi rien ne protège vraiment, dirons-nous, une certaine identité officialisée du personnage. L'imagination intempestive d'un auteur peut s'emparer aisément de l'héroïne et l'on est loin de ce que seront les apologies plus orthodoxes d'un Péguy, d'un Claudel, d'un Honegger et de certains cinéastes contemporains.
En fait, le scénario de Solera conserve la structure de l'épreuve schillérienne: un prologue et des actes, présentant Jeanne à des moments différents de sa geste. Mais, cela dit, tout est remis en question.
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