lundi 24 octobre 2011

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LE PERE ET LA FILLE

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Pour une nouvelle approche de l'oeuvre

Notre propos est de mettre en évidence le rapport père/fille, tout au long de l'opéra. Aussi verrons-nous, en premier, ce qui en est du père, puis de la fille, et correspondra au versant sombre de leurs relations. ensuite nous verrons, en second, l'état de ces dernières, après le changement d'attitude spectaculaire du père: ce qui correspondra à leur versant ensoleillé.


LE VERSANT SOMBRE DES RELATIONS


Le père


Pour le père, nous plaçons d'emblée son approche sous les auspices de Sénèque. Celui-ci, en effet, a légué au théâtre et à l'opéra un schéma très codifié de l'action dramatique, qu'il a lui-même hérité des Grecs, et qui a influencé surtout les XVI et XVII ème siècles.


On sait que toute grande représentation dramatique, depuis les Grecs, est fondée sur la démesure ou l'excès -qui a nom hubris. Or Sénèque a fait de cet hubris son dada, et l'excès est devenu chez lui un topos. Camille Doumoulié, dans La voix furieuse, a abordé succintement et alertement le problème.


Sénèque, nous dit-il, dans chacune de ses pièces, nous présente en premier une personne absolument désespérée par le tort qu'elle subit d'un proche, "une douleur telle qu'elle semble dépossédée de sa vie et de son être" et qu'elle ne voie de solution à cela que la vengeance. C'est l'état de dolor. A ce dommage incurable doit correspondre une vengeance extrême, voire inhumaine: un scelus nefax. Pour y parvenir, la personne doit se déshumaniser, en quelque chose, par des efforts surhumains: des justifications renforcées par la théorique des images et des métaphores, voire par des techniques de corps appelant le chant, la danse, même la transe.


C'est ce schéma (mais atténué) que nous retrouvons -via Schiller- dans le livret Solera, touchant le père.


Celui-ci fait, dans notre opéra, trois apparitions tragiques. Trois apparitions qui visent à déstabiliser Jeanne. Dans la première, en forêt, il la surprend fréquentant des lieux pour lui maudits, écoutant des voix, qui sont pour lui celles de Mal, et entamant une relation avec le Roi de France, où il voit un amour coupable. En bref, un ensemble de chefs d'accusation qui représente un comble d'horreur, vu sa foi et ses moeurs rigides, d'où toute sexualité irrégulière et tout rêves sont réprimés. Ce comble de désespoir est l'état de dolor.


Cet état, comme on a vu, implique un ressentiment contre le responsable du malheur. Et, fidèle au scelus nefax de Sénèque, ce ressentiment doit se manifester par une vengeance à la hauteur du dommage subi, quitte à opérer une déshumanisation de soi. Ce scelus nefax consiste, pour Jacques, à livrer sa fille aux Anglais, à se révolter contre le Roi souillé par son alliance avec elle et par ses sentiments pour elle, à s'enrôler dans les troupes anglaises pour le combattre, et à espérer que les Anglais brûleront Jeanne. Ainsi la vengeance est à la hauteur du dommage, puisque, faisant fi de tous les liens familiaux, de toutes les lois humaines, ce fou de Dieu va jusqu'à réaliser la plus parfaite déshumanisation qui soit, quitte à en souffrir et à regretter en pleurant les temps (dits pour lui) d'innocence de sa fille.


L'état de fureur, n'est pas dissocié, chez lui, de ses démarches. Il y développe, en effet, toute une réthorique justificative, où il porte à la limite de la folie, disons de la transe intellectuelle et religieuse, ses arguments. Ainsi celui qui consiste à se prendre pour le bras de Dieu!


Il n'y a pas ici hystérie des techniques du corps, mais hystérie conjointe à tout un comportement de mégalomane.






La fille

Sans penser à reprendre le moins du monde pour Jeanne le schéma de Sénèque, il faut quand même dire qu'elle ne serait pas Jeanne, s'il n'y avait, chez elle aussi, de l'excès.

Lacan a montré que, par rapport à la Loi représentée par le père, le propre de la sensibilité féminine est de n'y être pas toute incluse. ce qu'il dit, à sa façon un peu désobligeante: la femme est pas toute; entendons: pas toute dedans; ce qui implique qu'elle a une singularité propre, disons, une jouissance à elle, par quoi elle excède la force symbolique du père. Toutes les religions, tous les mythes sont là pour l'illustrer, qui associent souvent la femme et ses sortilèges au diable.

C'est pourquoi les Pères de l'Eglise la visent et se méfient des envoûtements de sa voix et des rites dionysiaques qu'elle préside. Quoi qu'il en soit, son domaine pur, c'est l'extase ou la vision. par là, elle est le modèle de tous les mystiques fervents, eux, de la jouissance puisée en Dieu.

Aussi, pour Jacques, tel qu'il est défini, et représentant en cela tout un consensus social, dont le choeur du Prologue est aussi une émanation, cette jouissance, qui est le fond de l'attitude religieuse de Jeanne, est folle et diabolique. Il y a donc, très curieusement, pour ce furieux, effraction féminine furieuse de la part de sa fille. Effraction aux limites afférentes à une foi très stricte. D'autant que cette jouissance propre à Jeanne, dans son comportement religieux, est liée à celle de sa voix, qui, contrairement à celle de son père, déborde -ses vocalises confinant parfois au cri et à la glossolalie.

Cependant, la Jeanne de Schiller, de Solera et de Verdi, victime d'un malentendu avec son père, est, par sa face solaire et déclarée, une vraie fille de l'Eglise -une fille que visite la Vierge et qui, en bonne chrétienne, va jusqu'à entendre les voix opposées de la tentation diabolique (Tu sei bella). Mais elle les entend, d'abord, comme un simple avertissement, dont elle croit qu'il ne la concerne pas: où l'on peut voir une injonction de son sur-moi. Aussi, requise et passionnée par sa mission, elle n'éprouve aucun scrupule à s'opposer à son père. Il y a, chez Jeanne, une fille rebelle, forte de sa bonne conscience. Mais, dès qu'elle sent qu'elle est amoureuse, que le contrat passé avec les voix célestes n'est pas respecté, alors l'image paternelle vient s'imposer à elle (d'où son remords de ne pas être morte au combat); et l'irruption de cette image commande à son désir de retrouver son pays, sa vie paysible de bergère, et s'accompagne de la réapparition des voix maléfiques, dont elle réalise, à présent, combien elle mérite leurs sarcasmes. Désormais, elle se sent coupable, maudite. Quand (Acte II), le père, qu'elle attend inconsciemment, se manifeste publiquement, le jour du sacre, la laissant même accuser d'être une sorcière, elle accepte sans réagir cette accusation injuste, car elle punit la faute qu'elle a commise en aimant le Roi. Aussi se livre-t-elle à son père, sous les huées de la foule qui l'encensait jusque-là, et se laisse-t-elle conduire chez les Anglais pour être brûlée!

Le scelus nefax du père, motivé par l'horreur attachée à de folles imaginations, et tel qu'il semble qu'aucun homme n'aurait pu, n'aurait dû le commettre, est devenu, pour elle, l'occasion d'un châtiment mérité.

II

Le versant ensoleillé

ou

L'union sacrée

Mais l'art est capable de nous faire accepter les événements les plus inattendus, les plus improbables. Ainsi Jeanne, conduite au bûcher par son père et consentante malgré son effroi, va vivre l'un de ceux-ci. Prisonnière, enchaînée, et décidée, comme elle l'a dit, à ne plus se vouer qu'à la pénitence, la voilà à présent requise par la bataille toute proche. C'est dire qu'elle renoue avec la fille rebelle qu'elle était. Adieu les épreuves à assumer! Elle est ailleurs. Du coup, sa foi devient un moyen, un instrument de la mission qui la hante à nouveau.

Aussi supplie-t-elle le Seigneur de la délivrer de ses chaînes -Celui-là même devant lequel elle comptait dorénavent s'incliner uniquement en pénitence. C'est cette demande de libération qui est entendue par son père, censé être son geôlier. Ce dernier est alors démesurément sensible à cette prière -pourtant intéressée et instante. Il y voit un acte de foi véritable de la part de sa fille, qu'il imaginait subjuguée par les rituels sataniques, nantie de leurs pouvoirs. Ainsi, ce père méchant, dont un comportement aveugle condamnant sa Jeanne à subir la même fin que la Jeanne historique, ce père faiblit.

On peut voir là, certes, la marque d'un psychisme perturbé, autant qu'un retour d'affection après un constat d'orthodoxie... Mais, quelque analyse qu'on fasse, les effets du retournement de Jacques sont aussi spectaculaires que ceux de sa précédente obsession. Il n'y a pas chez lui de demi-mesure. Après avoir été le bras droit d'un Dieu vengeur, il est désormais celui de sa fille. A se demander s'il ne lui reprochait pas, tout simplement, de vouloir agir sans son aide! Bref, il n'y a rien que Jeanne, maintenant, ne puisse obtenir de lui. Il commence par la libérer de ses chaînes, puis se fait l'observateur enthousiaste du combat où elle s'élance aussitôt.

Pour Jeanne, ici, la situation est au zénith de ses espoirs. Ce père qui l'a enfin comprise, qui a l'air même de ne plus jeter l'anathème sur les sentiments qu'elle a éprouvés pour le Roi, comme s'ils allaient de soi, ce père qui représente la loi, la patrie, la langue, la foi, de par sa fonction symbolique, se rallie à elle; et ce ralliement est d'une importance telle que la voilà toute à présent; qu'elle a intégré des instances jusque-là séparées dans sa personne et qui la divisaient douloureusement. d'un côté, un père récalcitrant, de l'autre sa mission...

Enfin, elle est une ! Tant d'épreuves pour en arriver là! Aussi les effets ne se font-ils pas attendre: sa rapidité au combat, son allant, son ubiquité étonnante et, surtout, la libération du Roi. Ainsi scellet-elle, en peu de temps, le destin de la France. Ainsi résout-elle les problèmes que représentaient pour elle les deux hommes de sa vie. Au Roi qu'elle sauve avant de s'écrouler, elle demande de pardonner à son père. c'est là un comble d'achèvement: une sanctification terrestre, avant celle qui va suivre.

Elle est, en effet, transportée agonisante au milieu des siens: son père, son roi, ses braves guerriers... un huis-clos inespéré pour elle, et, pour nous, une fin d'opéra remarquable. Car, ici, Jeanne, en tant que femme, récupère ce que le fémini a de plus singulier et qui, à présent, est accepté, célébré par son père (lequel, fatigué d'ailleurs, n'aspire plus qu'à mourir après ell). Ce qu'elle récupère et impose cette fois-ci à son père, c'est l'extase, le don de vision qui accompagnent sa mort et auxquels il était rebelle.

Plus profondément, elle impose à ce qu'il représente: la loi et le respect des limites qui lui sont associées, l'inouï du chant, de la vocalise et presque le cri des mystiques. Tout ce qui lui paraissait digne de méfiance, voire diabolique. Elle lui impose, non la connaissance austère et inquiète de Dieu, mais -à la faveur de la Vierge qu'elle dit voir descendre vers elle et l'emmener dans sa Gloire - la jouissance du divin, comme seul le féminin sait la ressentir et la valoriser. Son assomption au Ciel, en trois étapes, est d'un effet qui dépasse l'ordre du langage. Il découvre l'autre du langage. Des vocalises de la Reine de la Nuit aux vocalises de Jeanne mourante, il y a sans doute une différence infinie de sens -mais très peu sous l'angle de la jouissance que la voix féminine délivre, jouissance qui est celle des anges, et dont Montserrat Caballe *, dans la version Levine de l'opéra, a su nous transmettre quelque chose.

* http://www.arkivmusic.com/classical/album.jsp?album_id=6247






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