(Château de Neuschwanstein, salle des Chanteurs)
Bayreuth, 1958.
Parsifal
Extrait de
"La tentation Politico-musicale"
Mémoires
de
Jacques Junca.
... Un événement va alors se produire pour moi, énorme: l'audition de Parsifal à Bayreuth en 1958.
L'été de 58, l'envie me prit de revoir l'Allemagne. Je voulais savoir où ce pays en était économiquement. Je ressentais le besoin d'en retrouver les paysages, les précipices, les châteaux, les églises à bulbe, tout ce qui m'avait exalté au temps de mon service militaire. J'avais le pressentiment qu'il se passerait quelque chose d'important pour moi dans ce voyage. Aussi, pour rien au monde, ne m'aurait-on fait aller ailleurs que là.
Je séjournais à Füssen, charmante ville bavaroise, lorsque je reçus une lettre de mon ami et maître Léon Emery. Il me donnait rendez-vous à Nîmes, en septembre, à son retour de Bayreuth où il était pour tout le festival. Il préparait, disait-il, un livre sur Wagner. Je savais d'avance que ce serait un livre bien dans son style, débarrassé de toute anecdote et allant pour lui à l'essentiel: aux problèmes musicologiques et philosophiques. Il se produisit alors en moi comme un éclair. Impossible de ne pas voir dans cette lettre la manifestation de cette chose incertaine mais capitale que j'attendais de ce voyage. En somme, le doigt du destin: oui! J'étais non loin de Bayreuth et je ne ferais pas le déplacement ?
Bayreuth ! Ce festival dont Nietzsche, monté alors contre Wagner, disait que tout le monde ressortait anesthésié, volé à ses forces vitales et requis par l'attrait de ces arrière-mondes spirituels dont il voulait débarrasser l'humain...
J'arrivai en ce temple wagnérien, sans en connaître exactement le programme et sans me demander vraiment comment j'allais pouvoir loger dans une cité si envahie en cette période de l'année. Mais pour autant que cet épisode compte dans ma vie, je n'en ai pas gardé un souvenir précis. Il me faut vaincre l'épaisseur du temps et raviver ma mémoire, faute de n'avoir pas tenu de journal.
Le premier détail qui me revient, par contre, est mon attente anxieuse au bureau des locations où j'appris d'un voisin de file d'attente que je n'avais aucune chance d'avoir un billet pour le Parsifal du lendemain et, le deuxième détail, ma démarche avec le vendeur. Ce dernier parlait couramment français et je vis d'emblée que je lui étais sympathique. Il me demanda de quelle région de France je venais. Ayant entendu ma réponse, il s'exclama:
- Ah! C'est là qu'on produit un alcool appelé armagnac!
- Exact!
- Ce doit être très bon! et il ajouta, un brin rêveur:
- Ah! La France!
Alors, moi, au culot:
- Si vous me trouvez une place, je vous promets de vous en envoyer une bouteille dès mon retour.
Il sourit, me dit que je ne l'achèterai pas mais me demanda de revenir le voir le lendemain matin. Il aurait peut-être une place libre, une personnalité étant absente. Puis ayant compris que je venais d'arriver, il me donna, sur un bout de papier, une adresse où loger.
Le lendemain, mon billet bien en main, je l'assurai que je tiendrais ma promesse. Et je la tins: de Nogaro, je lui fis parvenir un très vieil armagnac de la Maison Dartigalongue.
Le troisième détail dont je me souviens, c'est la place que j'occupais au théâtre, car la personne près de laquelle je me trouvais était la Bégum! Elle était seule apparemment. Je revois son signe d'amabilité à mon arrivée et toute sa silhouette blanche -cette couleur, pensais-je, n'ayant pas été mal choisie pour un opéra de la pureté et de l'élan mystique.
Mais j'avais d'autres choses à faire qu'à observer la Bégum à la dérobée! Ce théâtre, cette scène, cette fosse.... L'impossible ou du moins l'incroyable, devenu réalité en 1876! Quel musicien eût jamais à sa disposition et pour sa seule oeuvre pareil établissement? En cette année 76, Wagner a soixante-trois ans. Il reçoit ici l'élite artistique et princière de toute l'Europe. Pour la première fois, le cycle de l'Anneau est représenté, précédé par l'inoubliable création de la Neuvième...
Quel homme, me disais-je, eût jamais telle gloire? Il est vrai, après combien de luttes et de souffrances. Et je songeais encore que, si égoïste, si indifférent qu'il ait été, il avait dû quand même souffrir de l'attitude de Liszt et du silence réprobateur de l'ami de toujours: Nietzsche, pour ne pas le nommer, qui voyait en cette pompe tapageuse et vulgaire, un amoindrissement de l'esprit; en cette cohue richissime, l'inverse du style noble et pur d'une chorégie populaire; en cette gloire officielle et bourgeoise, l'équivalent de celle dont avait joui un Rossini ou un Meyerbeer.
Mais le prélude sonnait et déjà je m'immergeais dans l'atmosphère lustrale d'une aube illimitée.
Avec le premier acte, je redescendis soudain, entre ciel et terre, dans l'univers de ces chevaliers aux lenteurs hiératiques, vivant en une lumière tamisée et puisant dans la contemplation du Graal, le sang rayonnant du Christ, et dans la conservation de la Lance qui a percé le flanc du Crucifié, les forces vives assurant leur cohésion et leur action missionnaire dans le monde. Mais le rite ne fonctionne plus par la faute de celui-là même qui en est l'ordonnateur. Il a, à un moment, succombé aux charmes de la femme fatale (Kundry) et, ce faisant, s'est laissé déposséder de la Lance Sacrée par l'adversaire (Klingsor). Lequel, la retournant contre lui, Amfortas, lui inflige la même blessure qu'au Christ -blessure dont les souffrances l'empêchent de procéder au rite, dès qu'il tente de le faire. S'en suit une déliquescence générale: celle des chevaliers et du monde dépendant d'eux.
Oui: l'efficacité du rite de contemplation (le sang devenu noir ne rayonnant plus) et de communion, est compromis; le coeur du monde ne bat plus. D'où une atmosphère musicale délétère et la chaude nostalgie du salut à retrouver. Gurnemanz et ses chevaliers -dont Amfortas- attendent un rédempteur. Il vient. C'est Parsifal. Mais, pour l'instant, il est maladroit par trop de jeunesse: il tue le beau cygne du lieu et il ne comprend pas ce qu'il voit: le rite impossible, les plaintes subséquentes d'Amfortas...
Le rideau à peine retombé, je me précipitai dehors, oubliant complètement la Bégum. J'avais à chercher celui que je désirais de toute mon âme rencontrer et que je n'avais pas aperçu jusque-là. Soudain, il était devant moi, en compagnie de sa femme. Sa grande taille, la minceur de sa silhouette, la vastitude de son front et de son crâne dégarni, ses longs cheveux de poète retombant sur ses épaules, enfin, ses yeux d'aveugle inutiles et mystérieux: le reste de la face rattrapant par sa mobilité souriante la fixité tragique du regard...
Sa femme qui le conduisait au milieu de la foule festivalière, s'écria tout à coup:
-Léon, voilà Junca!
- Mais quel bon miracle vous amène?
J'ai dû tout raconter. Il était épaté que j'aie pu, au dernier moment, avoir une place. Nous avisâmes un banc. A peine étions-nous assis que sa femme, comme elle avait l'habitude de faire quand elle était en présence d'un hôte, s'éclipsa, non sans me donner les consignes qu'on devine.
-Vous voyez, Junca, me dit-il, comme Wagner, dans cet acte, passe du panthéisme au christianisme... Il n'est certes pas question de contester que le salut libérateur vient du Christ, du dieu d'amour, à la fois messie et hostie. Il est cependant capital de remarquer qu'il est présent, non point sous les formes familières de l'iconographie, mais par son sang, autant dire son coeur, qui s'embrase d'une rouge clarté, absorbe le soleil extérieur et rayonne comme un foyer vital.
- Mais alors, fis-je, cela rappelle des modes de pensée très anciens?
- Exactement. On pense à ce coeur du monde que la gnose antique vénérait et célébrait.
- Cela n'est pas très orthodoxe?
- Il est bien évident, mon cher, que les mystiques chrétiens ont fourni à Wagner la substance d'une méditation très personnelle. Le christianisme de Wagner découle de la Cène plus que du Calvaire. Il n'évoque clairement ni le Dieu personnel qui envoie son Fils sur terre, ni le Grand Crucifié. Sa source est dans la parole qui prescrit de s'unir au Sauveur, en mangeant sa chair et en buvant son sang.
- C'est donc une doctrine plutôt ésotérique?
- Exactement. C'est une sorte de noeud de la mystique et de la vie. Un panthéisme spiritualisé et une religion de salut à forme chrétienne. - Amfortas, dont vous avez entendu les plaintes émouvantes, continua-t-il, oubliant Dieu dans les bras de Vénus, est retombé du côté du panthéisme orgiaque, redescendu vers l'enfer du corps. Il s'est, ce faisant, laissé voler la Sainte Lance. Celle-ci, retournée contre lui par Klingsor, l'a blessé au flanc. Le voilà plongé dans une langueur impuissante, tandis que coule le sang noir qui entretient sa misère et l'empêche de procéder au rite -ce qui occasionne la désolation du monde et des hommes: perturbations climatiques, maladies... Notez bien ici un exemple frappant d'analogie par inversion. Amfortas, blessé au flanc par la Lance Sacrée, ressemble étrangement au Christ saignant sur la croix. Mais c'est là une antithèse puisque le sang versé procède de l'amour de soi et non plus de l'amour pour les hommes. Ainsi le sang s'est-il coloré d'une noirceur qui est celle de la pestilence. Il répand, en s'écoulant, la pestilence sur le monde. C'est dire qu'ici le thème de la rédemption s'adultère et qu'il s'opère une réactualisation de la chute et du péché.