lundi 10 septembre 2012

La Franc-Maçonnerie en bonne place (2)

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Coffret Mozart 250 years (oeuvre intégrale en 170 CD) Brilliant Classics ed.
http://www.brilliantclassics.com

Mais l'homme qui a sans doute le plus décidé dans La Flûte enchantée de sa numérologie, de sa symbolique, à la fois ternaire et binaire, de ses concepts d'espace et de temps sacrés, l'homme que Shikaneder et Mozart ont sans doute le plus consulté, est encore le baron Ignaz von Born.
Installé à Vienne par les ordres de Marie-Thérèse, empli de philosophie et de droit, de science, il est à la fois le champion de l'Aufklärung, le titulaire des plus hauts grades maçonniques et le gardien par excellence du rituel. Son rôle, surtout, a été de rattacher la maçonnerie à l'ancienne Egypte d'Isis et Osiris et de prendre à coeur la défense et l'étude du fameux roman Sethos de l'abbé Terrasson.
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On voit, dans ce roman, le jeune prince Sethos, confié au sage Amedes, vivre, sous sa conduite, un grand moment de pré-initiation, consistant à capturer sans le tuer un serpent géant qui terrorise toute une région; puis on voit des moments plus longs d'initiation proprement dite. Ainsi, après s'être enfoncé dans un puits profond, censé représenter l'épreuve de la terre, le jeune monarque vit toute sorte d'épreuves fort dures, censées représenter, elles, les épreuves de l'Air, de l'Eau et du Feu; pour finir il se doit de vivre au milieu des prêtres et de leurs femmes, mais soumis à la règle du silence. Et, quand la parole lui est rendue, c'est pour répondre, par des travaux mûrement préparés, aux questions des prêtres. Après quoi a lieu l'intronisation en gloire de celui qui est désormais un suppôt de sagesse.
Ignaz von Born, lui, est l'ami fervent de Mozart; il est à la tête d'une souscription en faveur des oeuvres du compositeur. Tout le monde convient qu'il est le modèle et l'inspirateur de Sarastro. Hélas il mourra quelques semaines avant la première de La Flûte enchantée.
Une des dernières remarques historiques, qui a son importance: quand La Flûte enchantée paraît, c'est la Révolution en France. Les monarques, ici et là, se méfient de la maçonnerie qui, selon le comte von Pragen, ministre de la police de Léopold II, est à l'origine de la défection des colonies anglaises d'Amérique et ne fait rien de moins que de miner la réputation et le pouvoir des monarques, de susciter le sens de la liberté auprès des nations et de changer le mode de pensée du peuple.
Les loges se sont vidées peu à peu, Ignaz von Born s'est enfermé depuis 1786 dans le silence. Et c'est au cours de ce que Robbins Landon nomme le minuit des Francs-maçons que La Flûte enchantée parle à la fois si secrètement et si ouvertement de ce qui fut si beau.

V





La Flûte enchantée se déroule entre deux piliers: la Reine de la Nuit et Sarastro, respectivement blasonnés, la première par l'aigü le plus haut de l'oeuvre, le second par le grave le plus bas: les deux piliers musicaux de l'opéra!
La force de l'oeuvre vient en effet de ce que ces deux personnages ne sont pas seulement des personnages mais aussi des principes; non des personnes précises de sexe opposés, mais des lieux ou des fonctions d'une structure qui a nom, tout simplement, la condition humaine; ainsi le masculin et le féminin se retrouvent en chacun de nous, quel que soit notre sexe, et de leur équilibre dépend la santé intellectuelle et morale de tout individu.
La Reine donc, symbolisée par la Lune, est le Féminin - ou encore la Mère ou le Désir. Sarastro, symbolisé par le Soleil (n'est-il pas en possession du Grand Cercle Solaire à sept sceaux?) est le Masculin ou encore le Père ou la Loi. Ce sont là les deux principes complémentaires mais antagonistes de notre existence humaine. D'ailleurs tout le texte est empli de traces de la lutte entre la Nuit et le Jour, l'Obscur et la Lumière: la splendeur du soleil chasse la nuit obscure est-il dit quelque part.
Le passage de la Reine à Sarastro est le passage stucturel pour les Princes - comme pour chacun de nous d'ailleurs - de la Mère fondamentale (c'est à dire de l'instinct, de l'affect, de l'émotionnel) au Père fondamental. Non pas au père géniteur (Sarastro n'est ni le père réel des Princes, ni le nôtre) mais - pour reprendre un terme de Lacan - au Père symbolique, représentant l'idéal éthique et social. A ce père sans la reconnaissance duquel il n'y a, dans la personne, que troubles psychiques.
Oui, la maçonnerie, en son rituel, a compris cela avant la psychanalyse. Mozart a étonnament senti, qui a su illustrer par sa musique géniale ces principes à la fois complémentaires et incontournables, élevant au rang de mythe le passage de l'un à l'autre. Passage du désir à la Loi finalement qu'il nous a déjà donné à entendre dans Cosi et dans Don Juan. Mais passage jamais évident et rectiligne; car la vie, partagée entre ces deux principes est éternellement tension, jamais résolution définitive par dépassement.
Aussi deux conséquences s'imposent-elles. on ne peut, d'abord, assimiler le couple Bien/Mal, au couple Reine de la nuit/Sarastro. Ou alors le désir serait le Mal. Jamais, en effet, Sarastro ne le dit à aucun moment, et il n'avait pas besoin de l'intercession de Pamina pour épargner la Reine. D'ailleurs, il n'est pas en son pouvoir de l'anéantir. La reine est simplement le rédimable, pour cause d'excès d'affirmation de soi.
La seconde conséquence est qu'on ne peut non plus récupérer (ou revisiter, comme on dit aujourd'hui) le rôle de la Reine. Ce que nous avons vu faire dernièrement à un metteur en scène, sous couvert que tout le monde est bon et gentil dans le fond et que la pensée maçonnique de La Flûte enchantée, dont il avait l'air de faire fi, est somme toute une forme de pensée conservatrice. Aussi voit-on au Finale, un pardon généralisé et la Reine, les Trois Dames et Monostatos se jeter dans les bras des Prêtres, tout ce monde se mettant à danser de conserve. Non: si la Reine n'est pas exterminable, elle n'est pas non plus récupérable. Et si elle-même s'exclame à la fin par dépit, se voyant rejettée avec ses séides: Notre pouvoir est à jamais anéanti! Nous sommes balayés dans l'éternelle nuit! Elle est éternelle à sa place.
Un dernier mot au sujet de ce genre de réflexions. Nous reconnaissons peut-être au seul Lawrence d'avoir fait sans doute un pas de plus dans cette direction, touchant au problème de l'opposition Reine de la Nuit / Sarastro, est donc à celui du désir, quand il écrit: La vie n'est supportable que quand le corps et l'esprit sont en harmonie, qu'un équilibre naturel s'établit entre eux et que chacun des deux a pour l'autre un respect naturel.

Nous en venons maintenant au second ordre de réflexions.
Peut-être certains pensent-ils que La Flûte enchantée, depuis le temps que nous l'entendons, nous a livré tous ses secrets, tant au niveau musical que textuel; nous pensons, à l'opposé, qu'on ne réalise jamais aucune écoute immédiate et définitive d'aucune musique, ni aucune lecture exhaustive d'aucun texte.
Depuis Parsifal, en effet, La Flûte a pris un sens qu'elle n'avait pas tout à fait, car ces deux ouvrages s'éclairent l'un l'autre d'être comparés, et leur comparaison n'est, de plus, jamais achevée.
Ainsi dans Parsifal et La Flûte subsistent deux éléments fondamentaux, qui se font écho d'une oeuvre à l'autre: un groupe d'élus et, face à ce groupe, un homme seul.
Dans Parsifal, le groupe des Chevaliers du Graal, dont le chef est Amfortas, a la charge du pays. Son action revient à aider les hommes, à défendre l'opprimé, à faire régner la justice; mais encore par son rituel du Vendredi Saint qui de trouve avoir une fonction magique, à renouveler le monde en lui faisant remonter le temps et en le rendant contemporain de la Sainte Cène et de la Passion; et cela pour lui communiquer une certaine fraîcheur aurorale, étant donné que, laissé à lui-même, il s'use: l'espace se racornit, le temps s'étiole, le pays se gâte, le courage et la vertu des hommes déclinent.

Dans La Flûte enchantée, le groupe dit des Initiés, dont le chef est Sarastro, a aussi la charge du monde. Son action à lui, revient à dégager la Lumière des Ténèbres, l'Intelligence de l'Ignorance, la Justice de l'Injustice et la Paix de la Violence et a pour finalité de créer une société meilleure et plus harmonieuse, une sorte de Ciel sur la Terre.
Ainsi le statut de ces deux groupes présente, on le voit, à la fois des ressemblances et des différences. Les deux groupes ont la charge éminente du monde: ils sont donc tous deux par là hautement privilégiés. Mais ils se séparent ici: le groupe des Chevaliers, dans sa mission rituelle, vise un point du passé où se ressourcer, et son action est en quelque sorte régressive; alors que le groupe des Initiés, dans sa mission pédagogique, vise un point idéal à venir, et son action est progressive.
La chose la plus curieuse, selon nous, est que ces méthodes -apparemment si différentes- reviennent au même si l'on y réfléchit bien: là, c'est l'action rituelle qui est toujours à revoir, ici l'action militante, et cela pour que les résultats dans les deux cas soient à la hauteur des intentions. Ce qui fait que ces points visés demeurent presque des étoiles lointaines.
Cependant si les deux groupes se trouvent avoir l'un et l'autre un statut aussi privilégié, ils n'ont pas, au moment où le drame commence, le même sort.
Les Chevaliers voient, eux, tout se dégrader autour d'eux: l'espace, le temps, le pays, les hommes... La stérilité, la misère, le luxe et la violence s'installent: c'est le gaste pays ou pays pourri. Et cela du fait que leur chef Amfortas ayant pêché, a perdu la Lance Sacrée, et porte à son flanc une plaie intolérable, dès qu'il veut officier. Ainsi le rituel se trouve-t-il avoir perdu de son efficacité.
Quant aux Initiés, ils sont dans un parfait état de santé. Mais, s'ils ne sont atteints d'aucun mal à l'intérieur, ils peuvent être éventuellement affaiblis par un élément extérieur: la Reine de la Nuit. Aussi ont-ils tâché d'en réduire le pouvoir en lui enlevant sa fille.
Face à ses deux groupes, plus ou moins fragilisés, deux hommes donc, Parsifal et Tamino, doubles l'un de l'autre, à la fois semblables et opposés.
Ce qui les réunit, c'est leur statut d'homme seul face à des corps constitués. Ce qui les séparent, c'est leur destin.
Parsifal vient en effet chez les Chevaliers, voit leur misère physique et morale, réalise le lien entre leur état et celui du monde environnant, et, reprenant la Lance Sacrée à l'Adversaire, la rend aux Chevaliers. Le rituel a de nouveau lieu, réduisant tout le mal installé dans le monde: c'est le renouveau.
Tamino, lui, vient chez les Initiés, voit leur spendeur matérielle et morale, réalise le fossé séparant l'image noire que la Reine lui en a donnée et la réalité solaire, qu'ils se trouvent en fait incarner; et, abandonnant l'idée de leur reprendre Pamina, finit par se ranger avec celle-ci à leur idéal de sagesse et d'harmonie. Ainsi, après un retournement spectaculaire, est-il (lui et sa fiancée) intégré au groupe.
Parsifal prend donc le groupe en charge et l'élève au niveau qui avait été le sien. Tamino, lui, est pris en charge par le groupe et se retrouve élevé avec Pamina au niveau de ce dernier. Là, un héros rédempteur; ici un héros initié. Là une action résolument active; ici une action plus passive, comme l'est une initiation.

Cependant, sous les différences, il y a quelque ressemblance. Du fait qu'il épouse Pamina et se range avec elle aux côtés des Initiés, Tamino travaille non certes à rendre aux Initiés leur prestige, mais à le réconforter. Aussi y a-t-il malgré tout en lui quelque chose d'actif, comme chez Parsifal.
Cette activité du héros, dissimulée par son initiation, va même assez loin. Tamino, homme par excellence en tant qu'initié, est quand même Prince; Aussi comme tel lui sera-t-il donné de réaliser au maximum le programme des Prêtres. Mais il entre encore dans cette histoire un peu comme le héros fondateur. Par l'effet de son amour et de son initiation s'interpénétrant, il rend aux Initiés un service en partie comparable à celui de Parsifal restituant aux Chevaliers la lance Sacrée. Ce qu'il restitue aux prêtres, lui, c'est la flûte. Cette flûte dont on a dit que, dressée contre les Initiés par la Reine, elle avait, grâce à lui, retrouvé sa fonction initiale en venant réconforter l'ordres des prêtres.

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