mardi 11 septembre 2012

Bayreuth 1958, deuxième partie

Léon Emery dans sa 50e année

(photo de la revue Rencontres, numéro spécial n°119 - 1980)

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Léon Emery avait croisé les mains. Ses yeux sans vie qu'aucun sang ne régénérait, fixaient en vain un lointain énigmatique, sur le fond du bavardage tout proche de spectateurs déambulant devant nous -qu'il ne voyait pas mais dont certains, tout souriants, s'arrêtaient pour tenter de capter un peu de son discours. Hélas la barrière de la langue était là! L'odeur des massifs fleuris, de chaque côté du banc, nous envahissait comme pour lui rappeler que notre monde sentait, malgré tout, encore bon...
Alors lui de poursuivre:
- Mais si, sous l'apparence du malheur généralisé, nous ressentons le fond des choses, nous sommes loin de céder à l'épouvante. Nous sentons, comme le poète, que l'ordre est au fond, que l'espérance subsiste malgré l'épreuve. Confirmation nous en est donnée par deux traits. D'abord par la tonalité mystique de l'acte, d'où émerge le déchirant repentir du coupable. Ensuite, par la personnalité de la nouvelle Vénus, par l'apparition de cette Kundry, qui a été condamnée à vivre éternellement dans la division pour avoir craché au visage du Christ le jour de la Passion. Et qui, donc, comme vous l'avez vu, apporte, sous sa forme pitoyable, des baumes à Gurnemanz pour alléger les souffrances d'Amfortas, alors qu'elle a, sous sa forme adorable, tenté le même au Jardin Enchanté de Klingsor...
- C'est là, disais-je, une invention incroyable de Wagner.
- Vous avez parfaitement raison. Parsifal fait penser à Lohengrin, pour d'évidentes raisons. Mais il est plus significatif de chercher des antécédents dans le douloureux destin de Tannhaüser. Le problème ici, revenant à choisir entre Vénus et Elisabeth, entre la sensualité païenne et l'amour virginal. Certes, les chevaliers du Graal ne sont pas condamnés à la chasteté. A preuve: l'autorité s'y transmet de père en fils. Mais ils sont soumis à la loi d'un ascétisme sage et digne, au rejet des voluptés lascives. Aussi, il n'y a rien de plus émouvant que cette Kundry. Il était beau, il était éloquent d'opposer Elisabeth à la déesse de l'amour pervers, mais quel enrichisment de la pensée, quel approfondissement de l'émotion, quand les deux personnages ne font plus qu'un -qui tremble et défaillit sous deux divinités rivales! Chez Klinsor, Kundry est la magicienne, la sorcière, la fille d'Isis, de Lilith et d'Astarté.
Dans notre acte, elle est, sous son écrasante fatigue et ses hurlements, la proie d'un désir d'immolation et n'aspire plus qu'à servir, telle une Madeleine sauvage.
J'étais frappé par cette analyse passionnée et je voyais déjà très bien quel serait son livre. Il se tourna vers moi, dont il ne connaissait les traits physiques qu'au travers de ce que sa femme lui en avait dit, et il posa sa main sur mon bras. Je ressentis comme un fluide rayonnant qui m'inonda.

Déjà les promeneurs se raréfiaient, l'entracte allait bientôt finir. Il me toucha encore puis il ajouta:
-Et nous n'avons rien dit de ce singulier passant qui nous paraît venir au nom du Seigneur! réservons-nous pour le prochain entracte.
Madame Emery revint. Elle apportait les impressions de personnes descendues au même hôtel qu'eux. Il était temps de nous séparer provisoirement et de regagner nos places...

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La Bégum

(Yvette Labrousse)

La Bégum m'accueillit avec un sourire charmant. Il me sembla trouver encore plus blanche sa tenue. Elle l'avait choisie, me disais-je, en toute conscience. Mais alors il me vint cette idée saugrenue que la baleine Moby Dick était blanche aussi et qu'elle communiquait au lecteur un frisson délétère. J'étais dans ces pensées sur la symbolique ambivalente du blanc quand l'Acte II commença.
Nous étions d'emblée avec lui dans le domaine de l'Adversaire, dans l'Anti-Graal. C'était là, songeais-je, une autre forme de la guerre froide que nous vivions alors dans notre monde.
Chez les chevaliers, on entretient la vie comme il sied, sans la profaner. Klingsor, lui, ne pouvant accéder à la chasteté par manque de volonté, a préféré se mutiler. Il est devenu, ce faisant, l'eunuque envieux, jaloux, féroce comme Nemrod. Mais, nanti par cet attentat contre lui-même, de pouvoirs démesurés et d'une ambition exaspérée, il peut diriger ses flèches empoisonnées contre les chevaliers. Magicien des ténèbres, il a paré de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel son Jardin Enchanté, où il règne avec la forme aimable de Kundry et où il a fait chuter Amfortas et lui a dérobé la Sainte Lance, tout en le blessant.
Maintenant, au sommet de sa tour et au milieu de ses instruments de magie, il attend ce passant, ce jeune Parsifal qui n'a rien compris aux déboires du Graal et qui ne peut que déboucher sur son domaine. Le jouvenceau est là. Il est d'abord assailli par les chevaliers passés à l'Adversaire. Mais il leur confisque une épée qui lui permet de tous les disperser. La tour et ses sortilèges s'écroulent et, à la place de tout cet arsenal disqualifié, surgit une autre féerie de résistance: le Jardin Enchanté des Filles-Fleurs. A l'instar des chevaliers, elles l'assaillent en vain.
Nous sommes loin des tentations de Saint Antoine qui inspirèrent Flaubert à la même époque! D'emblée, le jeune homme accède à cette sagesse qui déjoue toute sexualité. Désormais, la force physique et spirituelle lui appartiennent dans une sorte d'instantanéité des pouvoirs. Ce que voyant, Klingsor lui oppose la résistance la plus redoutable: après les ramages et les tourbillons des houris, voici Kundry, la forme adorable de la pécheresse -qui a narré au premier acte sa tragique histoire de femme condamnée à vivre éternellement, si elle n'est pas touchée à un moment par une grâce providentielle, tour à tour dans le stupre et la commisération, dans les ruses de la séduction et les élans de la dévotion.

Alors elle a, pour séduire le héros, cette idée géniale: l'apitoyer en lui annonçant la mort de sa mère et le priant, en échange, de lui donner ce baiser qu'il aurait donné à la mourante. Et, dans ce moment inouï de séduction, où se mêlent la tendresse vaguement maternelle et la violence de la passion, je percevais, à l'orchestre, ce que j'avais déjà entendu chez mon ami Orange: cette terrible agitation équivoque et complexe, ces rythmes scandés par les soubresauts de la luxure et ce désir de renoncement -expression que la musique plus que les vers pouvait donner de cette femme duelle. Oui: pressentant vaguement que cet homme est seul capable de lui apporter le salut, elle ne peut pourtant s'empêcher de lui donner un baiser passionné...

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