mardi 11 septembre 2012

Cependant, on peut demeurer surpris de voir, ici, la commémoration du supplice illustrée par cette éclosion de joie printanière. Est-ce ainsi qu'on peut célébrer un dieu crucifié?


Pour Wagner, cela ne semble pas faire problème. Mais alors il ne faut pas voir, derrière cette manifestation de vie intempestive, la tragique version du Calvaire mais plutôt -fruit d'influences tirées des perspectives indéfinie de la mémoire collective- l'image du dieu Adonis syrien, dont le sang fait du sol un tapis de roses ou celle de tous ces génies de la végétation qui meurent pour renaître. Ainsi, le thème du Graal est le signe par excellence des interférences entre paganisme et christianisme. On comprend qu'on lui ait associé le thème de la rose. Venu de la tradition rosi-crucienne, son symbolisme très clair inclut à l'idée de fleur royale celle de la connaissance totale de la science hermétique.
Dans le livre qui paraîtra quelques mois plus tard après cette visite à Bayreuth, Léon Emery écrit à ce sujet: "Entourer la croix d'une guirlande de roses, ainsi qu'il en est sur la porte du temple vers lequel conduit Goethe en son poème des Mystères, c'est vouloir une conciliation entre la religion du Sauveur et les traditions secrètes de la gnose, de la cabale et de la magie."


Goethe

(Francfort 1749-Weimar 1832)

Je dois dire qu'avec le temps, je ne fais plus bien la distinction entre ce que j'ai vraiment entendu alors et ce que j'ai lu par la suite. D'autant que, connaissant sa puissante mémoire organisatrice et sa façon de travailler due à sa cécité, je crois pouvoir avancer que ses livres étaient quasi écrits dans sa tête, comme Mozart ses partitions. Touchant ce Maître, d'ailleurs, il dit : "Mozart intégrait à son fervent catholicisme les enseignements de la franc-maçonnerie (Je devais des années plus tard, Emery mort, travailler ardemment sur ce sujet) alors que Wagner, lui, intégrait à son catholicisme plus flottant, plus fluide, plus complexe, sans doute les enseignements des Rose-Croix, mais encore toute sorte de courants issus d'une imagerie puisée dans les poèmes du Moyen-Age". Ainsi, Wagner, ce "poète-mage" (c'est le sous-titre de l'oeuvre d'Emery) verrait dans la défaite de Klingsor, plus une absorption qu'un anéantissement.


L'esplanade s'était vidée. Madame Emery pensa qu'il était temps de rentrer. Elle me proposa gentiment, sachant que je repartais le lendemain, de les accompagner, son mari et elle, jusqu'à l'hôtel où nous prendrions un léger repas. Le maître -comment l'appeler autrement- me fit remarquer en chemin que nous n'avions guère évoqué la musique de Parsifal. Il nota ici la brièveté du livret et, en regard, le fait que toute parole s'efface devant l'expression chorale et symphonique, devant la suggestion de l'indicible et de l'invisible. Toute analyse historique, psychologique, s'arrête devant ce miracle musical, voire s'égare. Ce qui prévaut, c'est cette apparence "d'un tout homogène d'une continuité parfaite, d'une unité fluide pareille à celle d'une nébuleuse, qui serait en même temps un univers solide." Le recours aux spécialistes est certes utile. Il nous apprend que le prélude est bâti sur trois thèmes: la Cène, la Foi, la Rédemption mais il importe autant, si ce n'est plus, de "s'immerger dans l'atmosphère opaline de l'oeuvre", de se laisser porter par son rythme processionnel. Et Léon Emery de faire une comparaison: avec la Marche des prêtres de la Flûte Enchantée. Mozart, par cette marche, nous emmène, noblement, pieusement, sur le parvis du temple, sans "rompre pour autant la joie des couleurs et des formes." Wagner, lui, qui nous a déjà dissous dans l'abîme avec Tristan, nous plonge, ici, dans un flux où nous montons "avec lenteur vers une aube illimitée." Oui: les feux du soleil, les luttes humaines: les cris, les pleurs, les gémissements, n'ont rien perdu de leur réalité mais vont s'élargir en vibrations assourdies, lointaines et proches, qui sont la musique du rêve, l'harmonie des sphères, la clarté de la contemplation. Et, ce qui est sans exemple pour lui, c'est qu'aucun autre artiste n'a pu soutenir pendant des heures ces effets d'envoûtement, voire d'enchantement -dont les symbolistes, à commencer par Baudelaire, disaient qu'ils étaient liés à la brièveté de l'oeuvre ou même à l'instantanéité de l'image.
Le repas des Emery était à l'image du couple: un peu austère, presque insubstantiel et il n'était pas question que mon appétit de gascon demandât autre chose que ce qu'ils consommaient.
Comme le repas s'achevait et que nous avions, depuis un certain temps, cessé de revenir sur le sujet, je dis souhaiter lui poser une dernière question. Avec ce don de soi qui le caractérisait dès qu'il s'agissait d'aider quelqu'un à se réaliser (et toujours avec ce sourire qui précédait tous ses échanges), il dit voir là que Wagner serait peut-être une de mes priorités d'écrivain. A cette époque, je ne l'imaginais pas. Je ne voyais d'ailleurs pas comment ni à quelle occasion je pourrais venir à travailler sur ce compositeur. De plus, je n'étais point fait pour cela: je connaissais trop peu la musique et n'avais pas la moindre familiarité avec un instrument de musique quel qu'il fût. Il y avait encore que mon vieil ami Ferré, qui connaissait bien la musique, lui, et avait une pratique suivie de l'alto, disait toujours se méfier des gens qui parlent d'elle sans la connaître. A quoi Léon Emery répliquait, je le savais, que Ferré avait tort. La musique n'était pas réservée aux spécialistes. Rendre un son, goûter l'émotion qui s'en dégage, étaient pour Emery choses différentes. On pouvait trouver l'un sans l'autre. A preuve, tous ces nombreux orphéonistes de village qui seraient bien loin de pouvoir s'intéresser aux quatuors de Beethoven!


Mais le moment n'était pas de revenir sur ce genre de problème. Je voulais savoir, avant de partir, ce qu'il pensait des attaques de Nietzsche contre Wagner et son théâtre de Bayreuth -même si j'imaginais quelque peu sa réponse.
- Nietzsche, dit-il, était bien en droit de considérer ce retour au christianisme comme une trahison et une faillite. Mais ce retour est, selon moi, le signe même qui m'interdit de souscrire à ses condamnations passionnées. La question était aussi de savoir, pour Nietzsche, si ce théâtre n'allait pas devenir l'égal de n'importe quel théâtre opulent, à cela près qu'il se cantonnait à une répertoire très limité; si Wagner n'allait pas se complaire en sa richesse et se contenter d'être l'impresario de son capital artistique. Alors oui, il aurait été ce jongleur de la forme et des simulacres, ce sorcier habile à simuler ce qu'il ne ressentait pas. Mais voilà ce que je m'interdis de croire, en tout cas de contester car je vois, sans nulle défaillance, persister de son vivant cette volonté de faire de l'édifice un sanctuaire et des cycles de représentation un événement spirituel. On dirait même qu'installé sur la colline, son théâtre s'est encore éloigné des modèles trop connus et trop décriés, qu'il s'est enraciné un peu plus dans sa vocation religieuse, confirmé dans son droit préférentiel à célébrer des mystères.
On a compris que je n'avais nulle envie de soulever ici l'épineux problème des héritiers de Wagner et du nazisme...

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