, lequel, en même temps que la musique, lui, reproche à Wagner ses livrets, pour les mêmes raisons que Pierre Boulez en gros: invraisemblance des situations, versatilité des personnages dans une durée exiguë, alors qu'on nous demande de les prendre au sérieux.
Boulez, de plus, n'apprécie guère la forme littéraire de Wagner: "De la pédanterie, beaucoup; de la virtuosité, parfois; des prosaïsmes, souvent; des phrases magiques, à certains moments: la récolte, dans ce domaine, est fort inégale."
Et encore ceci, en substance. De même que Wagner n'a pas, sur le plan de la réflexion et de l'imagination, la profondeur et la fantaisie du
du "Second Faust, de même il n'a pas, sur le plan du langage, les qualités d'un Joyce.
Et, au terme de ce constat, Boulez dit aimer se perdre dans le monde musical de
Ne revenons pas sur la musique de Wagner, dont Boulez, plus que quiconque, décèle la puissance. Elle dépasse certainement en force et en originalité les livrets. On peut même, à la limite, l'écouter sans eux et rêver d'un Wagner compositeur de musique pure.
N'oublions pas cependant que Wagner a écrit très peu de musique pure, à l'exception de quelques morceaux plutôt passables, au début de sa vie. Quant aux symphonies envisagées, elles n'ont pas reçu le moindre commencement de composition.
Notre sentiment, au contraire de Boulez, est que la musique de Wagner est essentiellement dramatique, qu'elle est très peu détachable des textes, et qu'elle demeure toujours seconde par rapport à eux, même si, dans le meilleur des cas, le compositeur l'entendait déjà en les rédigeant. D'ailleurs les leitmotive sont là pour neutraliser toute tentative d'indépendance vraie: ne sont-ils pas les blasons musicaux de personnages, de situations ou d'état d'âme? A la limite, ce n'est pas la musique, mais le texte de l'"Anneau" qu'on pourrait entendre seul sur un théâtre. On a même songé à l'expérience.
Mais, ce à quoi nous voulons répondre surtout, c'est aux arguments péjoratifs de Boulez visant les textes wagnériens, tant sur le plan littéraire que conceptuel.
Disons-le sans sourciller: littérairement Wagner est un poète. Le livret du
Vaisseau Fantôme est magnifique. Ceux de
Lohengrin et de
Tannhaüser, par contre, sont plus neutres. Mais les suivants redeviennent extraordinaires et témoignent d'une écriture plus neuve que celle du
Vaisseau. Tristan est une plainte lyrique. Quant à l'
Anneau, qui nous concerne ici,
Antoine Goléa va jusqu'à dire qu'il est presque à égalité avec la musique. Il serait, poétiquement, l'oeuvre la plus achevée et la plus révolutionnaire de Wagner.
Ce dernier, après avoir lu
Le Chant des Nibelungen, s'est donc jeté dans la lecture de l'
Edda où il a découvert la coupe du vieux vers haut-allemand et son
allitération congénitale ( le Stabreim)
(1) fondant le rythme et la sonorité. C'est ce vers-là, dit toujours Antoine Goléa, que Wagner a eu l'audace de transposer dans l'allemand moderne.
Ce sens de l'allitération atteint même un comble chez Wagner. Il n'est, ni plus ni moins, que la recherche des sons les plus évocateurs pour rendre un texte
plus percutant. Entre le sens d'un mot (le signifié) et son corps sonore (le signifiant), il n'y a, comme on le sait peut-être, qu'un rapport accidentel. Mais le poète s'arrange, selon Jacobson, à ménager entre ces deux réalités un rapport de ressemblance. Ainsi Wagner écrit, au début de l
'Or du Rhin : Vogue, ma vogue" où d'autres écriraient plus pâlement: "'ondoie, mon eau"
Des pages entières de l'
Anneau obéissent, d'une façon aisée et déconcertante, à ce principe poétique. Certaines vont jusqu'à être entièrement dominées par un son fondamental: unique, despotique, mais délicieusement évocateur à lui tout seul de tout un ensemble de sons redondants, au cours d'un même passage, vont jusqu'à constituer les syllabes du mot-clé qui résume tout ce passage, alors que ce mot lui-même n'est parfois pas présent dans le texte, mais partout sous-jacent.
C'est dire que le livret wagnérien, par le jeu des sonorités dont il est plein, est déjà musique, conformément au vœu de l'essayiste Wagner.
S'il en est ainsi, comment texte et musique ne s'uniraient-ils pas à merveille? Et comment, si bien unis, pourraient-ils vraiment vouloir être entendu l'un sans l'autre?Jean-Pierre Julliard et Ludovic Février évoquent une union qui n'est pas seulement un mariage mais la constitution par les deux parties mâle et femelle (mâle: le texte, femelle: la musique), d'un être nouveau et un, comparable à cet hermaphrodite mythique qui nous aurait précédés et d'où nous descendrions par division: l'androgyne primitif.
Abordons enfin le point essentiel sur lequel porte la critique de Boulez: celle de textes exclusivement tournés vers le passé, alors que la musique, elle, est révolutionnaire.
A quoi nous répondons: eh bien! si Wagner c'était ce décalage après tout? Cependant, pour bien évaluer ce dernier, encore ne faut-il pas en donner, comme Boulez, une interprétation péjorative. Encore ne faut-il pas, comme lui, ramener la pente exclusive de Wagner au plus pâle conservatisme. Ni, au plus dangereux poison, du fait qu'elle a été récupérée par le nazisme et le fascisme. Le fascisme n'a-t-il pas récupéré aussi la pensée de
Nietzsche, pourtant dite de l'avenir?
Nietzsche (puisque nous en sommes à lui) n'est pas bon, juge, à partir du moment où il est en froid avec Wagner, quand il traite ce dernier de comédien. Il y a, entre ces deux hommes, vers la fin de leur vie, un malentendu irréductible, chacun appréciant le monde selon les modes de pensées et de sensibilité qu'il a découvert en soi.
Mais Boulez, non plus, n'est pas bon juge, quand il traite Wagner d'être intellectuellement sclérosé.
Sans nul doute, tout au long de son existence, le musicien s'est essentiellement préoccupé de vieux mythes.Est-ce pour autant la marque d'une sclérose?
Qu'on imagine, au contraire, la hardiesse que c'est de mettre en scène les dieux scandinaves à l'époque de la Tour Eiffel et des grandes expositions internationales.
Pour réaliser un tel exploit, qui pouvait vite tourner au fiasco, il faut être homme (nécessairement) à sentir bruire en soi le courant profond qui a fait vivre tous ces mythes dans l'esprit et le cœur des anciens Nordiques.
Mais Wagner ne les a pas seulement revigorés. Il les a conjoints à des apports modernes, psychologiques et philosophiques. Cela nous donne sans doute, selon le sentiment d'
Adorno, un ensemble impur où se coudoient des genres qui se nuisent les uns les autres. Mais où se trouve finalement l'impureté d'une oeuvre qu'on a toujours envie d'entendre et d'écouter?
Wagner, penseur du sacré
Si Wagner sent bruire le courant profond qui anime les grands mythes, c'est qu'il est à l'aise avec les motivations et les représentations religieuses de l'homme archaïque, qui sont de l'ordre du sacré.
Mircea Eliade est certainement l'un des auteurs de notre époque qui les a le mieux dégagées. (Lire:
Le mythe de l'éternel retour Folio Essai ). Lorsqu'on lit la
Tétralogie à la lumière de ce grand auteur roumain, on est frappé de constater un peu plus cette intelligence du Sacré chez Wagner. Tout s'accentue, tout vient à une évidence enfin proclamée.
Ainsi Wagner se trouve avoir le sens de l'espace sacrée, du temps sacré, des rapports sacrés entre l'homme est l'univers.
L'espace sacré est toujours ordonné autour d'un centre. Il tire de là sa signification. Ce centre est le lieu où le monde est advenu à l'existence et où les hommes continuent d'avoir des relations privilégiées avec les êtres suprêmes. Il garde intacte la mémoire des origines. Aussi un arbre, un axe, une pierre, un temple en signalent-ils l'emplacement. La "Tétralogie" a son centre essentiel: le Rhin coulant sur l'Or Pur et des centres secondaires: le chêne, dans la maison de Hunding est l'un d'eux. En regard de l'espace sacré, l'espace profane est homogène, illimité, impersonnel. Il n'a pas de lieux privilégiés, ni essentiels ni secondaires. Il est le lieu infifférent des événements. Il est, pour l'homme archaïque, ce sur quoi il étend par les armes le seul chaos qui lui tienne à coeur, l'espace sacré, comme une victoire de l'ordre sur le chaos.
Le sacré, lui, est irréversible. Il rend l'homme, au niveau du rite généralement, contemporain des origines. Ainsi, la "Tétralogie", quand les dieux qui ne sont que des surhommes et non des créateurs du monde, sont morts, que l'or est rendu au Rhin, on remonte automatiquement le temps, on revient au grand moment où tout est apparu à l'existence et l'on en retrouve la fraîcheur d'aube pour un nouveau départ du monde. C'est à la fois un retour et un progrès. En regard de ce temps, le temps le temps profane est homogène, continu, irréversible. Il est celui du courant psychologique et de l'histoire moderne, qui vont toujours de l'avant, dépassant résolument leurs moments antérieurs.
Quant à l'homme, qui vit dans cet espace et ce temps sacré, il est bien évidemment l'homme du sacré par excellence. Il noue avec la nature des rapports subtils. Son moi n'est pas un écran entre elle et lui. Sa personnalité profonde (le Soi) et les forces naturelles s'interpellent et se comprennent, par delà ce dernier et la communication, faite d'immédiateté, d'intimité, a bien lieu dans les deux sens. Cette solidarité avec le cosmos a une illustration éloquente dans l'image grecque du centaure Chiron, être hybride, homme que son corps de cheval relie à la nature profonde. Une philosophie socratique, ardemment claire et distincte, toute située sous le signe du radieux Apollon, n'isole pas cet homme des puissances telluriques: il demeure en partie immergé en elles.
Ainsi, dans la Tétralogie, au premier acte de la Walkyrie, l'amour de Siegmund et Sieglinde revigore les sèves printanières et celles-ci revigorent en retour celui-là. Ainsi dans la journée suivante, Siegfried a un relation privilégiée avec un ours, plus privilégiée que celle que nous avons avec un animal familier. Plus tard encore, léchant sur ses mains le sang du dragon qu'il a tué, il se trouve aussitôt nanti d'un pouvoir spécial: il comprend le chant des oiseaux qui s'adresse à lui. Siegfried, héros sacré, est par là-même un héros cosmique. La marque de son élection est dans ses pouvoirs charismatiques.
Notons enfin, dans cet ordre d'idées, que les guerriers des Sagas imitent les loups dans leurs combats, se vêtissent et hurlent comme eux, réalisant ainsi un comble de fureur sacrée, comparable à l'époque à la fureur poétique: c'est le phénomène de
lycanthropie, bien connu au Moyen-Age.
Si, selon nous, l'homme moderne s'intéresse à la geste wagnérienne, c'est justement parce qu'elle exsude tout ce sens du sacré, un peu comme une orange mûre son jus quand on la presse, alors que lui est terriblement éloigné de cet univers.
Son espace, son temps, ses rapports avec la nature ont perdu tout caractère sacré. Les deux premiers son enfermés, pour lui, dans les seules représentations logiques et scientifiques que nous avons vues. son espace est celui de l'action, son temps celui du projet. Espace et temps capitalisés au service de son pouvoir sur la nature, du développement industriel de sa société, de l'accroissement de son confort et de sa consommation, destinés à établir son règne exclusif sur tout le reste, à moins que par les mêmes effets d'un souci opératoire intempestif il n'en vienne à se détruire lui-même!
Quant à ses rapports avec la nature, ils ont perdu leur caractère cosmique. L'homme vit désormais dans un univers désacralisé. Tout dans le monde, sous le poids du progrès industriel et économique, est devenu pour lui objet, chose. C'est même le règne de la chose. L'or n'est plus qu'un simple métal qui n'a de valeur que marchande. L'ours et l'oiseau, des bêtes qu'il mange ou tue pour la peau et la plume. Le sang figé du dragon l'écoeurerait. Il n'a plus avec l'univers qu'un rapport unilatéral et tout extérieur qui transforme tout en moyen de production ou de consommation, ne laisse plus aucune place pour l'émerveillement ou la réponse secrète, le bannit de l'intimité, le projette incessamment loin de la présence du monde.
Quant aux idéologies ignobles et assassines de son époque, le nazisme, le fascisme, le communisme, elles privilégient chacune à leur manière ce rapport, ce bannissement de l'intimité, pour détruire ce qui (paraît-il) demeure en lui de bourgeois ou d'archaïque, mais l'enferment par là-même dans son projet, dans ses oeuvres, jusqu'à l'étouffer.
Certes la science moderne lui donne des sujets d'émerveillement. Les connaissances de cet ordre, outre qu'elles sont efficaces, peuvent le ravir, avoir un goût de mystère et de poésie. Elles ont de quoi le stupéfier même. "L'univers en expension", "Les trous noirs", la "structure intime de la matière"... il guette à travers elles, la réponse à son origine. Mais ce ne sont là, finalement des arrières-mondes très abstraits, pour lui de même que pour les savants, des échaffaudages de l'intelligence, des empyrées d'idée. Ils fixent (nous dira-t-on) un ordre de réalité distincte, séparée de la réalité confuse et familière qu'est la sienne. Mais, à la limite, que lui importent que ses étoiles constituent des univers-îles se fuyant à la vitesse de la lumière.
(
article en cours de publication)