vendredi 2 décembre 2011

La commande faite à Mozart de La Clémence de Titus

Thermes romains (photo malgbern)



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La commande faite à Mozart de La Clémence de Titus.


Nous sommes en 1791. Léopold II a succédé à son frère Joseph sur le trône d'Autriche. mais cet empereur doit maintenant recevoir l'investiture des états de Bohême, en tant que roi de ce pays. La cérémonie doit avoir lieu le 6 septembre. A l'occasion des fêtes, un opéra doit être donné, dont la charge revient au Grand Théâtre national de Prague.

Les grands inspirateurs de la vie culturelle de la ville (de grands noms de la noblesse dont la plupart sont francs-maçons) choisissent, entre autres, le sujet de Titus, vu son profil sympathique, éclairé et humaniste de l'empereur - et donc le célèbre livret de Métastase.

C'est à Guardisoni, directeur de ce théâtre, de trouver le compositeur et les voix, dont certaines doivent être des castrats. Quant au poète qui doit revoir le livret pour le mettre au goût du jour, c'est, bien évidemment, le poète officiel du théâtre, nommer depuis peu: Mazzolà.


Guardasoni, dit-on, aurait d'abord songé au compositeur Salieri, mais celui-ci, très occupé, n'aurait pu honorer la commande. Il y a beaucoup à parier que Guardasoni, fort heureux de cet empêchement, s'adressa alors avec joie à Mozart que tous les Praguois admirent et qu'il a déjà rencontré pour un projet qui n'a pas abouti.


Mozart, lui, reçoit la commande comme une bouée d'espoir car il est dans la période la plus difficile de sa vie: sa musique n'est plus recherchée, il est suspect aux autorités et il est couvert de dettes. A quoi s'ajoute qu'il présente les symptômes du mal qui va l'emporter. Seulement voilà: on est à la mi-juillet et l'opéra doit être achevé pour le 6 septembre. C'est un véritable marathon qu'il doit accomplir. Il s'entend avec Mazzolà au sujet des retouches du livret, lequel correspond à un style d'opéra démodé à l'époque, l'opéra seria.

Mozart, avec sa rapidité habituelle, travaille, aidé de son élève Süssmayr pour les récitatifs, fait le voyage à Prague avec sa femme Nanette et Süssmayr, compose encore en route, et parvient à honorer sa commande.

Mon second point aborde donc les retouches du livret de Mazzolà. On est en 1791 et le livret est de 1731. Entre temps, la mode a changé. Le texte de Métastase est suranné. Sa grandiloquence héroïco-cornelienne (plutôt moralisatrice) ne passe plus; et la forme du livret adaptée au style de l'opéra seria, non plus, car l'opéra séria a vécu. Ce dernier se présentait comme une suite de longs récitatifs suivis d'airs tout simples dont les agréments étaient les vocalises.


Désormais, cette enfilade de récitatifs et d'airs paraît monotone. C'est pourquoi l'opéra séria lui-même a déjà évolué avec Paisiello, en réduisant le nombre des airs pour permettre leur développement musical et en pratiquant le procédé des ensembles. De plus Mazzolà sait très bien que Mozart a bousculé complètement le genre en créant le drame moderne, plus expressif.


Du coup, Mazzolà opère un doublement changement. Il modifie, d'une part, l'esprit du texte, et l'adapte d'autre part, à la forme révolutionnaire de Mozart, en créant les conditions qui vont permettre à celle-ci de fonctionner. Pour ce faire, touchant d'une part l'esprit du livret, il réduit certains récitatifs, ajoute à d'autres éventuellement et procède à une restauration des personnages: il atténue le rôle d'Annius et de Servilia, fait passer leur amour au second plan, ceux-ci n'existant plus qu'en fonction des trois rôles principaux: Titus, Vitellia et Sextus; il attenue, enfin, leurs interrogations ou les souffrances de ces derniers, par trop intempestives.

D'autre part, touchant la forme du livret maintenant, il porte de trois à deux le nombre des actes, supprime une dizaine d'airs, ajoute un choeur au début du second acte, et, pour les airs restants, nous donne à entendre, à côté d'airs tout simples, des duos, des trios, voire un quintette avec choeur.

Aussi assiste-t-on à une simultanéité des discours, mais aussi, à l'intérieur des ensembles, à des apartés, qui compliquent quelque peu la compréhension des morceaux. Mais encore, il ménage à Mozart ce à quoi il sait que ce dernier tient particulièrement, à savoir deux grands finales -lesquels vont s'avérer être, sous la plume de Mozart, des sommets musicaux. L'ensemble, s'il ne parvient pas à avoir pour autant la puissance des grandes sources littéraires dont il est inspiré, est quand même plus fonctionnel que celui de Métastase: parce qu'il va permettre à Mozart de donner une des marques les plus hautes de son génie.





La musique de Mozart


L'oeuvre, ayant été écrite à une vitesse record, la composition s'étant même poursuivie au cours du voyage de Prague, et certains récitatifs ayant été confiés à Süssmayr, cela suffit à quelques-uns pour jeter le discrédit dessus, et en faire une oeuvre de second ordre. Or, le temps pour un génie comme Mozart, ne fait rien à l'affaire.

Ces quelques-uns invoquent, pour la critiquer, la longueur des récitatifs et leur pauvreté, et, quant aux airs, même si certains sont fort beaux, ils voient en eux une série de morceaux constituant davantage un recueil de pièces de concert plus qu'un opéra organiquement lié. Or, pour les récitatifs, ils sont, soit écrits par Mozart, soit repensés par lui; et, loin d'avoir été écrits "au mètre", ils sont si réussis dans l'ensemble, et témoignent, selon Gérard Condé, d'une mobilité harmonique si exceptionnelle, avec de si nombreuses cadences rompues, qu'ils laissent loin derrière eux, ceux de Don Juan par exemple. De plus, ils témoignent d'une telle science au niveau de leur enchaînement avec les airs, qu'on ne peut imaginer ici un "travail routinier" mais un sens aigu de la conduite de l'ensemble et qu'on ne peut parler donc de précipitation.

Les 26 airs de La clémence de Titus sont, pour la plupart, des bijoux musicaux de facture si diverse et d'une expressivité si grande qu'ils adhèrent chaque fois étonnamment à la situation dramatique et que les deux finales (pour ne citer qu'eux) sont des sommets musicaux.

Quant à leur lien, les musicologues les plus experts savent reconnaître entre eux des connotations, des rapprochements rythmiques ou harmoniques qui témoignent de la grande concentration de Mozart.

Pour signaler une des plus grandes originalités de ces airs (outre les deux admirables finales), on peut relever la façon géniale dont Mozart joue avec la forme Rondo en l'appliquant à des textes au contenu très grave. Ainsi le n°19, où Sextus, repentant, quémande en vain, avant de mourir, la grâce de baiser la main de Titus et où, sur la forme arrêtée couplet/refrain, on assiste à une véritable progression musicale, avec, au niveau de l'allegro, cet extraordinaire moment d'inspiration jubilatoire, voire dyonisiaque, pour traduire l'aspiration à la mort libératrice. Ainsi, encore, le n°23, où Vitellia, toujours sur la forme du Rondo, dit adieu à l'empire, à l'hymen et à sa réputation.

Mais, pour en revenir à ces critiques très dures, adressées à La Clémence, il faut dire qu'elles viennent, d'une part, de ce que l'impératrice d'Autriche, le soir de la première, a taxé l'opéra de "porcherie tudesque" et qu'il est toujours resté quelque chose par la suite de cette attaque saugrenue, et, d'autre part, de ce que certains spécialistes, qui ne jurent que par les ouvrages les plus emblématiques du génie de Mozart (L'Enlèvement", "Les Noces", "Don Juan", "Cosi Fan Tutte", "La Flûte") et par ce qu'ils appellent à juste titre l'esprit l'esprit éclairé, moderne et progressiste de son inspiration, voient d'un très mauvais oeil, un ouvrage comme le nôtre célébrant la mémoire d'un empereur romain - tendant pour eux à opposer le mythe du monarque infiniment bon à la propagation des idées révolutionnairtes.


C'est pourquoi Jean et Brigitte Massin, eux-mêmes, ne voient dans "La Clémence" que "pantins de carton pâte" comparables aux marionnettes de "Cosi" mais sans la verve bouffe, et pensent que le génie de Mozart a été inhibé, paralysé, par cette commande de circonstance.

En même temps que Mozart achève l'oeuvre dramatique du plus pur style allemand, "La Flûte enchantée", il compose donc, sur la plus classique et la plus latine des tragédies du vieux Métastase. Après les personnages légendaires ou mythologiques d' "Idoménée", voici les héros de l'Antiquité. Ce n'est pas là au hasard. Chacun sait, qu'avec les troubles révolutionnaires, naît, en contrepoint, un retour à l'Antiquité, et que le goût pour l'Histoire romaine va aller croissant.

On se drape, on parle bientôt à la romaine, et, en art, on en vient à rechercher la simplicité des lignes: aussi bien en sculpture, en peinture qu'en musique.


Après les tableaux tumultueux d'un Fragonard, voici les lignes pures et quelque peu académiques d'un David, dont s'accomodent les rigueurs de la Convention. Aussi Georges de Saint-Foix nous invite-t-il à considérer que, dans l'art même d'un Mozart, cette évolution a bien lieu. C'est pourquoi "La Clémence de Titus" n'est en rien une réplique d'"Idoménée". Après les riches et nouvelles combinaisons instrumentales de son jeune génie, après les recherches luxuriantes de son orchestre, voici avec "La Clémence", le temps de l'assagissement des lignes: un retour à Gluck somme toute, ce qui apparaîtra dans ses trois dernières cantates, où règne une sérénité mélodieuse, une félicité pleine de tendresse.

Ainsi, pour Saint-Foix et Oulibicheff, si les airs d'"Idoménée" visent à l'expression dramatique et y atteignent, les mélodies de Titus, en revanche, sont d'une expression idéale bien supérieure, et l'oeuvre leur fait penser à un oratorio plus qu'à un opéra. Et c'est par là que, selon eux, Mozart ressuscite le genre de l'opéra seria tout en le modifiant. Saint-Foix écrit: "Mozart était aussi capable de ressusciter le passé que de sonder ou prévoir l'avenir."

Oui, nous sommes en présence d'une musique qui, par son choix délibéré d'un registre médian et des instruments attachés à ce régistre -dont le cor de basset- fait de "La Clémence" une oeuvre toute enveloppée dans un sfumato aux dégradés savants, aux couleurs assourdies, et constitue la dernière grande tentative esthétique de Mozart.








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Table des matières de l'oeuvre de Jacques Junca sur

La Clémence de Titus


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I L'été 1791: Mozart et La Clémence de Titus p.5

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II L'année 69 : Un noeud de l'Histoire romaine p 18

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III Les sources de La Clémence .p.30



Sénèque ou le thème de la clémence.p 30


Montaigne ou le passage sur la clémence p.35


Corneille ou Cinna et le complot des conjurés p.36


Racine ou Bérénice et le "complot intérieur" p.45

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IV Le livret de La Clémence

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Métastase, sa vie son oeuvre p.49


Le texte de La Clémence p.52


Mazzolà ou les retouches d'un livret p.56

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V La musique de Mozart p.58

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VI L'Opéra

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Guide d'écoute p.63

Ouverture p.69

Acte 1 p. 71

.Acte 2 p. 118

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VII Conclusion P.167

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Les oeuvres de Jacques Junca sont disponibles auprès de l'auteur.





























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