samedi 26 janvier 2013

La Tétralogie, réponse à Boulez

Wagner, pour Boulez a fait acte révolutionnaire comme compositeur. Il a créé un nouveau temps musical, continu et irréversible.
Seulement, à cette structure de la musique constamment ouverte vers l'avant, correspondrait, au niveau des textes, une réflexion et une imagination exclusivement tournées vers le passé: une idéologie caduque, supportable encore dans "L'Or du Rhin", moins dans les "Journées" suivantes et pas du tout dans "Le Crépuscule", où le bric à brac des philtres et des tours de passe-passe jure avec les parties puissamment psychologiques du texte.
Ici Boulez rejoint Adorno, lequel, en même temps que la musique, lui, reproche à Wagner ses livrets, pour les mêmes raisons que Pierre Boulez en gros: invraisemblance des situations, versatilité des personnages dans une durée exiguë, alors qu'on nous demande de les prendre au sérieux.
Boulez, de plus, n'apprécie guère la forme littéraire de Wagner: "De la pédanterie, beaucoup; de la virtuosité, parfois; des prosaïsmes, souvent; des phrases magiques, à certains moments: la récolte, dans ce domaine, est fort inégale."
Et encore ceci, en substance. De même que Wagner n'a pas, sur le plan de la réflexion et de l'imagination, la profondeur et la fantaisie du Goethe du "Second Faust, de même il n'a pas, sur le plan du langage, les qualités d'un Joyce.
Et, au terme de ce constat, Boulez dit aimer se perdre dans le monde musical de Wagner, comme si ce dernier était indépendant de tout texte.

Réponse à Boulez
Pierre Boulez

Ne revenons pas sur la musique de Wagner, dont Boulez, plus que quiconque, décèle la puissance. Elle dépasse certainement en force et en originalité les livrets. On peut même, à la limite, l'écouter sans eux et rêver d'un Wagner compositeur de musique pure.
N'oublions pas cependant que Wagner a écrit très peu de musique pure, à l'exception de quelques morceaux plutôt passables, au début de sa vie. Quant aux symphonies envisagées, elles n'ont pas reçu le moindre commencement de composition.
Notre sentiment, au contraire de Boulez, est que la musique de Wagner est essentiellement dramatique, qu'elle est très peu détachable des textes, et qu'elle demeure toujours seconde par rapport à eux, même si, dans le meilleur des cas, le compositeur l'entendait déjà en les rédigeant. D'ailleurs les leitmotive sont là pour neutraliser toute tentative d'indépendance vraie: ne sont-ils pas les blasons musicaux de personnages, de situations ou d'état d'âme? A la limite, ce n'est pas la musique, mais le texte de l'"Anneau" qu'on pourrait entendre seul sur un théâtre. On a même songé à l'expérience.

Mais, ce à quoi nous voulons répondre surtout, c'est aux arguments péjoratifs de Boulez visant les textes wagnériens, tant sur le plan littéraire que conceptuel.
Disons-le sans sourciller: littérairement Wagner est un poète. Le livret du Vaisseau Fantôme est magnifique. Ceux de Lohengrin et de Tannhaüser, par contre, sont plus neutres. Mais les suivants redeviennent extraordinaires et témoignent d'une écriture plus neuve que celle du Vaisseau. Tristan est une plainte lyrique. Quant à l'Anneau, qui nous concerne ici, Antoine Goléa va jusqu'à dire qu'il est presque à égalité avec la musique. Il serait, poétiquement, l'oeuvre la plus achevée et la plus révolutionnaire de Wagner.
Ce dernier, après avoir lu Le Chant des Nibelungen, s'est donc jeté dans la lecture de l'Edda où il a découvert la coupe du vieux vers haut-allemand et son allitération congénitale ( le Stabreim) (1) fondant le rythme et la sonorité. C'est ce vers-là, dit toujours Antoine Goléa, que Wagner a eu l'audace de transposer dans l'allemand moderne.
Ce sens de l'allitération atteint même un comble chez Wagner. Il n'est, ni plus ni moins, que la recherche des sons les plus évocateurs pour rendre un texte
plus percutant. Entre le sens d'un mot (le signifié) et son corps sonore (le signifiant), il n'y a, comme on le sait peut-être, qu'un rapport accidentel. Mais le poète s'arrange, selon Jacobson, à ménager entre ces deux réalités un rapport de ressemblance. Ainsi Wagner écrit, au début de l'Or du Rhin : Vogue, ma vogue" où d'autres écriraient plus pâlement: "'ondoie, mon eau"
Des pages entières de l'Anneau obéissent, d'une façon aisée et déconcertante, à ce principe poétique. Certaines vont jusqu'à être entièrement dominées par un son fondamental: unique, despotique, mais délicieusement évocateur à lui tout seul de tout un ensemble de sons redondants, au cours d'un même passage, vont jusqu'à constituer les syllabes du mot-clé qui résume tout ce passage, alors que ce mot lui-même n'est parfois pas présent dans le texte, mais partout sous-jacent.
C'est dire que le livret wagnérien, par le jeu des sonorités dont il est plein, est déjà musique, conformément au vœu de l'essayiste Wagner.
S'il en est ainsi, comment texte et musique ne s'uniraient-ils pas à merveille? Et comment, si bien unis, pourraient-ils vraiment vouloir être entendu l'un sans l'autre?Jean-Pierre Julliard et Ludovic Février évoquent une union qui n'est pas seulement un mariage mais la constitution par les deux parties mâle et femelle (mâle: le texte, femelle: la musique), d'un être nouveau et un, comparable à cet hermaphrodite mythique qui nous aurait précédés et d'où nous descendrions par division: l'androgyne primitif.

Abordons enfin le point essentiel sur lequel porte la critique de Boulez: celle de textes exclusivement tournés vers le passé, alors que la musique, elle, est révolutionnaire.
A quoi nous répondons: eh bien! si Wagner c'était ce décalage après tout? Cependant, pour bien évaluer ce dernier, encore ne faut-il pas en donner, comme Boulez, une interprétation péjorative. Encore ne faut-il pas, comme lui, ramener la pente exclusive de Wagner au plus pâle conservatisme. Ni, au plus dangereux poison, du fait qu'elle a été récupérée par le nazisme et le fascisme. Le fascisme n'a-t-il pas récupéré aussi la pensée de Nietzsche, pourtant dite de l'avenir?
Nietzsche (puisque nous en sommes à lui) n'est pas bon, juge, à partir du moment où il est en froid avec Wagner, quand il traite ce dernier de comédien. Il y a, entre ces deux hommes, vers la fin de leur vie, un malentendu irréductible, chacun appréciant le monde selon les modes de pensées et de sensibilité qu'il a découvert en soi.
Mais Boulez, non plus, n'est pas bon juge, quand il traite Wagner d'être intellectuellement sclérosé.
Sans nul doute, tout au long de son existence, le musicien s'est essentiellement préoccupé de vieux mythes.Est-ce pour autant la marque d'une sclérose?
Qu'on imagine, au contraire, la hardiesse que c'est de mettre en scène les dieux scandinaves à l'époque de la Tour Eiffel et des grandes expositions internationales.
Pour réaliser un tel exploit, qui pouvait vite tourner au fiasco, il faut être homme (nécessairement) à sentir bruire en soi le courant profond qui a fait vivre tous ces mythes dans l'esprit et le cœur des anciens Nordiques.
Mais Wagner ne les a pas seulement revigorés. Il les a conjoints à des apports modernes, psychologiques et philosophiques. Cela nous donne sans doute, selon le sentiment d'Adorno, un ensemble impur où se coudoient des genres qui se nuisent les uns les autres. Mais où se trouve finalement l'impureté d'une oeuvre qu'on a toujours envie d'entendre et d'écouter?


Wagner, penseur du sacré

Si Wagner sent bruire le courant profond qui anime les grands mythes, c'est qu'il est à l'aise avec les motivations et les représentations religieuses de l'homme archaïque, qui sont de l'ordre du sacré. Mircea Eliade est certainement l'un des auteurs de notre époque qui les a le mieux dégagées. (Lire: Le mythe de l'éternel retour Folio Essai ). Lorsqu'on lit la Tétralogie à la lumière de ce grand auteur roumain, on est frappé de constater un peu plus cette intelligence du Sacré chez Wagner. Tout s'accentue, tout vient à une évidence enfin proclamée.
Ainsi Wagner se trouve avoir le sens de l'espace sacrée, du temps sacré, des rapports sacrés entre l'homme est l'univers.
L'espace sacré est toujours ordonné autour d'un centre. Il tire de là sa signification. Ce centre est le lieu où le monde est advenu à l'existence et où les hommes continuent d'avoir des relations privilégiées avec les êtres suprêmes. Il garde intacte la mémoire des origines. Aussi un arbre, un axe, une pierre, un temple en signalent-ils l'emplacement. La "Tétralogie" a son centre essentiel: le Rhin coulant sur l'Or Pur et des centres secondaires: le chêne, dans la maison de Hunding est l'un d'eux. En regard de l'espace sacré, l'espace profane est homogène, illimité, impersonnel. Il n'a pas de lieux privilégiés, ni essentiels ni secondaires. Il est le lieu infifférent des événements. Il est, pour l'homme archaïque, ce sur quoi il étend par les armes le seul chaos qui lui tienne à coeur, l'espace sacré, comme une victoire de l'ordre sur le chaos.
Le sacré, lui, est irréversible. Il rend l'homme, au niveau du rite généralement, contemporain des origines. Ainsi, la "Tétralogie", quand les dieux qui ne sont que des surhommes et non des créateurs du monde, sont morts, que l'or est rendu au Rhin, on remonte automatiquement le temps, on revient au grand moment où tout est apparu à l'existence et l'on en retrouve la fraîcheur d'aube pour un nouveau départ du monde. C'est à la fois un retour et un progrès. En regard de ce temps, le temps le temps profane est homogène, continu, irréversible. Il est celui du courant psychologique et de l'histoire moderne, qui vont toujours de l'avant, dépassant résolument leurs moments antérieurs.
Quant à l'homme, qui vit dans cet espace et ce temps sacré, il est bien évidemment l'homme du sacré par excellence. Il noue avec la nature des rapports subtils. Son moi n'est pas un écran entre elle et lui. Sa personnalité profonde (le Soi) et les forces naturelles s'interpellent et se comprennent, par delà ce dernier et la communication, faite d'immédiateté, d'intimité, a bien lieu dans les deux sens. Cette solidarité avec le cosmos a une illustration éloquente dans l'image grecque du centaure Chiron, être hybride, homme que son corps de cheval relie à la nature profonde. Une philosophie socratique, ardemment claire et distincte, toute située sous le signe du radieux Apollon, n'isole pas cet homme des puissances telluriques: il demeure en partie immergé en elles.
Ainsi, dans la Tétralogie, au premier acte de la Walkyrie, l'amour de Siegmund et Sieglinde revigore les sèves printanières et celles-ci revigorent en retour celui-là. Ainsi dans la journée suivante, Siegfried a un relation privilégiée avec un ours, plus privilégiée que celle que nous avons avec un animal familier. Plus tard encore, léchant sur ses mains le sang du dragon qu'il a tué, il se trouve aussitôt nanti d'un pouvoir spécial: il comprend le chant des oiseaux qui s'adresse à lui. Siegfried, héros sacré, est par là-même un héros cosmique. La marque de son élection est dans ses pouvoirs charismatiques.
Notons enfin, dans cet ordre d'idées, que les guerriers des Sagas imitent les loups dans leurs combats, se vêtissent et hurlent comme eux, réalisant ainsi un comble de fureur sacrée, comparable à l'époque à la fureur poétique: c'est le phénomène de lycanthropie, bien connu au Moyen-Age.

Si, selon nous, l'homme moderne s'intéresse à la geste wagnérienne, c'est justement parce qu'elle exsude tout ce sens du sacré, un peu comme une orange mûre son jus quand on la presse, alors que lui est terriblement éloigné de cet univers.
Son espace, son temps, ses rapports avec la nature ont perdu tout caractère sacré. Les deux premiers son enfermés, pour lui, dans les seules représentations logiques et scientifiques que nous avons vues. son espace est celui de l'action, son temps celui du projet. Espace et temps capitalisés au service de son pouvoir sur la nature, du développement industriel de sa société, de l'accroissement de son confort et de sa consommation, destinés à établir son règne exclusif sur tout le reste, à moins que par les mêmes effets d'un souci opératoire intempestif il n'en vienne à se détruire lui-même!
Quant à ses rapports avec la nature, ils ont perdu leur caractère cosmique. L'homme vit désormais dans un univers désacralisé. Tout dans le monde, sous le poids du progrès industriel et économique, est devenu pour lui objet, chose. C'est même le règne de la chose. L'or n'est plus qu'un simple métal qui n'a de valeur que marchande. L'ours et l'oiseau, des bêtes qu'il mange ou tue pour la peau et la plume. Le sang figé du dragon l'écoeurerait. Il n'a plus avec l'univers qu'un rapport unilatéral et tout extérieur qui transforme tout en moyen de production ou de consommation, ne laisse plus aucune place pour l'émerveillement ou la réponse secrète, le bannit de l'intimité, le projette incessamment loin de la présence du monde.
Quant aux idéologies ignobles et assassines de son époque, le nazisme, le fascisme, le communisme, elles privilégient chacune à leur manière ce rapport, ce bannissement de l'intimité, pour détruire ce qui (paraît-il) demeure en lui de bourgeois ou d'archaïque, mais l'enferment par là-même dans son projet, dans ses oeuvres, jusqu'à l'étouffer.
Certes la science moderne lui donne des sujets d'émerveillement. Les connaissances de cet ordre, outre qu'elles sont efficaces, peuvent le ravir, avoir un goût de mystère et de poésie. Elles ont de quoi le stupéfier même. "L'univers en expension", "Les trous noirs", la "structure intime de la matière"... il guette à travers elles, la réponse à son origine. Mais ce ne sont là, finalement des arrières-mondes très abstraits, pour lui de même que pour les savants, des échaffaudages de l'intelligence, des empyrées d'idée. Ils fixent (nous dira-t-on) un ordre de réalité distincte, séparée de la réalité confuse et familière qu'est la sienne. Mais, à la limite, que lui importent que ses étoiles constituent des univers-îles se fuyant à la vitesse de la lumière.



(article en cours de publication)

mercredi 23 janvier 2013

Mówiąc o wszystkich oper

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J. Junca
Der Fliegende Holländer

(1843)

Huile sur toile 15F (65x54) Jean-Daniel Hirvoy
Der Fliegende Holländer

Le Vaisseau fantôme

Histoire d'une oeuvre
Premiers jalons ou Riga*
Riga



Eté 1838. Wagner lit les romans d'Edward Bulwer-Lytton puis les œuvres de Heinrich Heine . Une nouvelle de ce dernier retient son attention : "Mémoires de Monsieur de Schnabelewopski". Mémoires fictifs où le héros est censé voir, à Amsterdam, une pièce de théâtre inspirée par la légende du Hollandais volant.
(http://fr.wikipedia.org/wiki/Edward_Bulwer-Lytton)(http://fr.wikipedia.org/wiki/Heinrich_Heine)  
Ces Mémoires lus par Wagner cet été-là, parlent d'un vaisseau maudit errant sur les mers depuis des temps immémoriaux et donnant à chaque navire croisé des lettres à transmettre à des personnes évidemment mortes depuis belle lurette. L'équipage du bateau chargé de cette mission se doit de clouer ces lettres à l'un de ses mâts, sous peine de malheur, surtout s'il n'a pas à son bord une Bible ou un fer à cheval accroché à son mât de misaine. Quant au vaisseau maudit, il erre par la faute de son capitaine. Celui-ci, au cours d'une forte tempête, a juré par tous les diables, qu'il doublerait certains caps, dût-il rester à la manoeuvre sous les voiles jusqu'au Jugement Dernier. Le Diable, le prenant au mot, le condamne à errer sur les mers jusqu'à ce jour, à moins qu'il ne soit racheté par la fidélité d'une femme. En réalité, le Diable ne croit pas à la fidélité des femmes et c'est pourquoi il a permis au capitaine de descendre à terre tous les sept ans, pour s'y marier et travailler à sa délivrance. Jusqu'à présent l'expérience n'a pas été concluante et le Diable semble avoir eu raison. le hollandais a dû chaque fois reprendre la mer.
Lorsque le rideau d'Amsterdam s'ouvre, sept nouvelles années ont passé. Le Hollandais est plus las que jamais de son errance. Cependant, il descend à terre, rencontre un marchand écossais auquel il se lie d'amitié, lui vend des diamants à un prix dérisoire et, apprenant qu'il a une jolie fille, la demande en mariage. 
A l'acte II, nous sommes dans la maison de l'Ecossais. La jeune fille attend son fiancé. Souvent, avec mélancolie, elle tourne ses regards vers un tableau aux couleurs passées représentant un bel homme en costume hispano-néerlandais. Le portrait appartient à la famille depuis des générations, et, selon les dires de la grand-mère, il serait le portrait du Hollandais volant tel qu'on le vit en Ecosse cent ans plus tôt, sous le règne de Guillaume d'Orange. Et les femmes sont averties de se méfier de l'original. Cependant, cet original se présente et la jeune fille tressaute mais pas de peur. Lui, à la vue du portrait, se trouble, prend ses distances, rit dérisoirement du Hollandais volant, Juif errant des mers. Mynheer (c'est son nom) peint ses souffrances, disant que son corps n'est rien d'autre qu'un cercueil de cher où son âme s'ennuie, que la vie le rejette, que la mort le refuse et qu'il est pareil à un tonneau ballotté par les vagues. Au récit de cet enfer terrestre, Catherine regarde sans cesse le portrait et l'homme: elle est émue. Et lorsque Mynheer veut savoir si elle lui sera fidèle, elle répond: "Jusqu'à la mort!"
Ici a lieu dans le récit de Heine, une parenthèse où il narre sa rencontre avec une femme de l'auditoire , assise au paradis, femme mystérieuse, ni tout à fait un ange ni tout à fait un démon, mais femme à la bouche empoisonnée par le fruit de la connaissance (la fine queue d'un lézard ne boucle-t-elle pas à ses lèvres? et ne lui a-t-elle pas lancé, de son siège, les écorces d'une orange qu'elle tenait dans sa main?)
Puis le narrateur s'intéresse de nouveau à la pièce. On en est à la dernière scène. Le Hollandais a épousé Catherine. Celle-ci se tord les mains de désespoir à la vue de son mari qui repart sur son étrange navire. Mais lui se retourne, dit l'aimer et ne vouloir pas l'entraîner dans l'horrible destin qu'il lui a caché. Il clame la sentence de mort touchant la femme infidèle. Alors elle, à haute voix:" Je t'ai été fidèle jusqu'ici et je sais un moyen de le rester jusqu'à la mort!". A ces mots, elle se jette à l'eau. La Malédiction du Hollandais est levée et le bateau englouti.
Wagner, en cet été 1838, est à Riga où il a été nommé directeur de la musique et où Minna, qu'il a épousé l'année d'avant, est venue le rejoindre. Aussi est-ce un homme apparemment bien installé dans la vie qui lit cette nouvelle de Heine. d'emblée, il est frappé: cette condamnation, cette errance, ce rachat... Cependant il la met de côté. C'est que sa charge le prend. Il accomplit d'ailleurs un travail remarquable. De plus, après avoir abandonné un projet très peu wagnérien, une sorte de comédie musicale: "L'heureuse famille des ours", il se livre à la versification de "Rienzi" et en commence la composition musicale. Hélas! Il rencontre bientôt à Riga toutes sortes de problèmes et finit par ne plus supporter l'ambiance de la ville: brouille avec le directeur du théâtre, mais aussi dettes que notre chef d'orchestre aux goûts trop dispendieux a accumulées. Pourquoi dès lors ne pas fuir à Paris, patrie de tout artiste? De là, il paiera ses dettes. D'autant plus qu'il a envoyé au tout puissant Eugène Scribe, quelques mois plutôt, le canevas d'un livret d'opéras: "La Fiancée souveraine", et, afin de le convaincre de ses dons musicaux, la partition de "Défense d'aimer".
http://fr.wikipedia.org/wiki/Eug%C3%A8ne_Scribe




Un voyage révélateur ou Sandwike

Wagner fuit Riga avec Minna et -pour l'anecdote- son chien Robber. Ils traversent sous la conduite d'un guide au visage patibulaire, d'impossibles frontières. Nous sommes en 1839. Wagner embarque sur un voilier peu engageant "Thétis", manœuvré par sept hommes d'équipage. Le calme ne dure pas: une tempête se lève. Vingt quatre heures terribles! Les voiles sont amenées, les haubans sifflent. Wagner est impressionné au point de voir surgir, dans l'obscurité, un bateau aux côtés de Thétis: celui du Hollandais volant! Et voilà que cette légende (que les matelots lui confirment) prend soudain pour lui couleurs de réalité. La tempête hurle toujours: Minna et lui restrnt prostrés d'épouvante dans l'étroite cabine du capitaine, tandis qu'ils voient la Thétis perdre son signe protecteur, la nymphe de la proue. Finalement les vents tombent et le bateau du capitaine Wulff aperçoit au loin, le 29 juillet, le fjord norvégien de Sandwike. Devant, la côte découpée: les écueils visibles. Derrière: les flots apaisés, l'horizon tangible. Wagner exulte (Daland ne s'écriera-t-il pas dans la première scène du Vaisseau fantôme : "C'est Sandwike! Je connais bien cette baie!" Et puis soudain, en entrant dans le port, retentit le chant d'allégresse des sept matelots, répercuté par les parois des rochers. Ce chant, il n'en comprend pas les paroles; mais son rythme deviendra dans son opéra le thème du "Chants des matelots" qui resplendit à l'ouverture. Ainsi un événement s'est produit: Wagner ressent désormais l'art comme une synthèse et il pourra écrire dans "Ma vie", songeant à ces heures dramatiques: "Le Hollandais volant parut alors devant moi. Ma propre situation lui donna la force morale. La tempête, les flots, les rochers scandinaves et la vie à bord, sa physionomie et sa couleur."
Leur voilier reprend la mer trois jours après et heurte un écueil. La capitaine doit jeter l'ancre à nouveau et faire vérifier la coque. Le premier août, l'équipage remet à la voile et, le six une nouvelle tempête les assaille. Elle durera trois jours. Le deuxième, un mercredi après-midi, vers deux heures, elle dépasse en horreur tout ce qu'on peut imaginer. Tour à tour le bateau s'enfonce dans le creux des vagues puis s'élève vers le ciel. Les matelots sont stupéfaits. Leurs regards disent assez qu'ils voient en leurs passagers une présence hostile. après tout, qui sont ces fuyards de Riga? Quant à Wagner et sa femme, ils croient leur dernière heure arrivée. Minna supplie son mari de l'attacher à lui afin qu'ils soient unis dans la mort. Qui ne reconnait ici, d'une certaine manière, la scène finale du "Vaisseau fantôme?" Le 8 août, la tempête s'apaise, le capitaine se repère, aperçoit au loin les côtes de la Hollande à la longue vue, et, le 9 accoste à Southwold sur les côtes anglaises.www.southwold.ws/

Là, un vieux pilote à cheveux gris monte à bord et inspire à Wagner une "divine sensation de sécurité". Mais une ultime tempête se lève, qui vient cette fois de l'ouest et la Thétis doit se frayer difficilement un chemin parmi les bancs de sable, mais touche enfin Gravesend, à l'embouchure de la tamise.
Les Wagner demeurent quelque temps à Londres, goûtant le charme d'une citée inconnue. Le 20 août, ils embarquent pour Boulogne où Wagner achève l'instrumentation du deuxième acte de "Rienzi" et va faire une visite à Meyerbeer, qui supporte patiemment la lecture de tout l'opéra. Puis ils se rendent à Paris et trouvent, rue de la Tonnellerie, un hôtel garni bon marché qui prétend être la maison natale de Molière.



Les avatars d'un projet : Paris.

Pour Wagner, la vie est difficile à Paris. Il n'est plus question de Scribe. La recommandation de Meyerbeer à Duponchel, directeur de l'Opéra, ne donne rien. La misère apparaît, éclairée heureusement par la rencontre d'amis dévoués, dont Anders et Lehrs, philologues, rats de bibliothèques, mais aussi frères siamois, nés de la souffrance. Converti à Beethoven, Wagner s'essaie à la musique symphonique, écrit une ouverture pour "Faust" qui, selon, Gregor-Dellin, préfigure, en dix minutes, son art à venir puis compose pour 50 Francs les "Deux grenadiers", sur un texte de Heine, une berceuse "Dors mon enfant entre mes bras" et propose en vain sa défense d'aimer" à l'Opéra, sollicitant d'ailleurs, une fois de plus, non sans lourdeur, l'aide de Meyerbeer.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Giacomo_Meyerbeer
Mais il emménage, rue  de Helder, un appartement fort agréable, comptant sur "Défense d'aimer", qu'il propose maintenant au théâtre de La Renaissance. C'est l'échec et Minna doit se transformer en logeuse et en femme de ménage, les amis allemands sollicités ne répondant plus.
Notons que parallèlement à toutes ces démarches, à toutes ces compositions, Wagner poursuit "Rienzi"(1) et écrit des essais sur l'art, sur la musique et une "Vie de Beerthoven" dont les premières pages paraissent le jour où il achève son opéra.
(1) http://fr.wikipedia.org/wiki/Rienzi

C'est alors que l'idée lui vient d'un ouvrage en un acte qui aurait nom "Der Fliegende Holländer" en Français  "Le Vaisseau fantôme". Il va voir Heine, lui présente un canevas en prose française. Heine donne son accord. Nous sommes en janvier 1840. Ensuite il s'adresse à Meyerbeer et le prie de l'aider auprès du Grand Opéra dans ce projet moins onéreux que le précédent. Meyerbeer, touché par ce jeune homme zélé, doué, mais malchanceux qui lui écrit des lettres si touchantes, fait un geste par le biais de son secrétaire.
Le 26 juillet, Wagner s'adresse encore à Meyerbeer. Il lui écrit à Ems, où il prend les eaux, en lui signalant l'existence de trois airs "prêts pour l'audition: Le chant des matelots, La chanson de l'équipage hollandais et la Ballade de Senta. Enfin, en août, il envoie à Léon Pillet, nommé récemment directeur de l'Opéra, une nouvelle et brève esquisse du Vaisseau fantôme, fruit du travail qu'il a effectué il a peu.
Mais la misère s'accroît. Le chien Robber s'enfuie, harcelé par la faim. Wagner sent que Paris ne montera jamais "Rienzi" Certes, il a proposé au roi de Saxe et au baron von Lüttichau, intendant du Théâtre Royal de Dresde mais il n'a toujours pas de réponse. De plus une visite à Listz échoue.
Wagner déménage encore. Meudon, un appartement sans luxe chez un original nommé Jaddin. Ce changement de domicile et le voisinage de cet original (encore qu'il fasse beaucoup de bruit avec ses instruments désaccordés) le stimulent sans doute, car il écrit, en moins de dix jours, du 18 au 28 mai 1841, le manuscrit original du Vaisseau Fantôme. Quelque temps après il envoie à Léon Pillet. Ce dernier se dit enfin intéressé mais décide d'en confier le livret à Paul Foucher (1) et la partition à Louis-Philippe Dietsch. (2) (Le Vaisseau Fantôme de Foucher et de Dietsch sera créé le 9 novembre 1842 sous la direction de Habeneck et joué 12 fois)
Wagner est révolté, mais talonné par le besoin, il accepte et vend son projet au Grand Opéra pour cinq cents francs. Seulement la révolte est bonne à quelque chose car il n'a rien de plus pressé que de versifier lui-même son sujet en allemand et de se procurer un piano. (Ma vie de R.Wagner)

(1) http://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Foucher
(2) http://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre-Louis_Dietsch 





mardi 22 janvier 2013

Der Fliegende Holländer: composition

La composition du livret et de la musique: Meudon

Les Wagner sont quasiment affamés. Et c'est sur ce fond de privation, de déplacement à pied à Paris et de cueillettes forcenées de champignons dans les bois de Meudon, qu'à lieu la rédaction du livret et la composition musicale.
Le texte versifié, le piano arrive. Wagner demeure tout un jour sans y toucher. Il souffre d'être incessamment porté à l'imitation. A-t-il vraiment une personnalité artistique? Il se met au travail et l'incroyable se produit. Il sent qu'il n'a jamais composé ainsi. Il est fou de joie.
En sept semaines, du 11 juillet au 22 août, il réalise l'orchestration. La partition complète finalement a demandé quatre mois. Et le manuscrit original (qui sera offert à Louis II en décembre 1864) porte cette mention "Fin. Richard Wagner, Meudon, 22 août 1841, dans le péril et les soucis!".
Quant à l'ouverture, elle reste à composer. Les Wagner sont épuisés. Après la faim, le froid. Les murs de leur maison suintent l'humidité. Ils sont contraints de regagner Paris et emménagent rue Jacob.
C'est là que l'ouverture est composée, en novembre. Elle inaugure ce qui sera la formule de Wagner: elle se veut à la fois annonciatrice et récapitulative. Aussi comporte-t-elle quelques thèmes de l'ouvrage: celui de la tempête, de la Ballade de Senta, du Hollandais du premier acte et une allusion au Chœur des matelots du troisième acte. Et, de même qu'une mention a mis un point final à la partition, de même une mention met un point final à l'Ouverture: Per aspera ad astre -Dieu le veuille!

Originalité du texte et de la musique 

Wagner, avant le Vaisseau Fantôme, a donc écrit trois opéras (sa tentative numéro un "Les Noces" étant restée à l'état de texte.)
Le premier, "les Fées", (1) inspiré de Carlo Gozzi et composé à Würtzbourg en 1833 nous montre Arindal, après bien des aventures, séparé d'Ada, la fée qu'il aime, par les obligations du pouvoir. Celle-ci est aux enfers, transformée en pierre. Mais Arindal, dépris du pouvoir, ramené invinciblement à l'amour et aidé d'un bouclier, d'une épée et d'une lyre que lui a confiés un magicien, finit par vaincre tous les esprits infernaux et tous les hommes d'airain, par atteindre la pierre et lui redonner, par l'effet des cordes et du chant, le visage de la fée. Touché, le roi des fées se présente au milieu d'une lueur aveuglante et rend Arindal digne d'accéder à l'immortalité et d'accéder à l'immortalité et de partager l'amour de sa fille. On voit ici, poindre le Wagner de la maturité: le goût du merveilleux, celui des objets magiques, poindre le thème de l'amour transfigurateur -et peut-être celui du conflit entre la puissance et l'amour. Certains évoquent déjà le tressaillement en sa nuit du cycle de l' Anneau. Hélas le texte est banal, redondant, superficiel. La musique sacrifie aux sortilèges du temps, même si Wagner a les yeux tournés vers Beethoven.
(1) http://www.youtube.com/watch?v=IA5YxvPQvBk,
Le deuxième "Défense d'aimer", inspiré de "Mesure pour mesure" de Shakespeare et achevé à Magdebourg de 1836, est l'oeuvre d'un étudiant émancipé qui chante l'amour charnel à la barbe des bigots et des hypocrites. Mais Wagner a beau faire: il émousse la crudité de Shakespeare sans en saisir la puissance. Est-ce déjà l'élan impétueux de Tannhaüser vers Vénus?

Quant au troisième "Rienzi" inspiré du roman d'Edward Buhver-Lytton(1) et achevé en 1841 à Meudon. Il se situe à Rome.
 (1) http://fr.wikipedia.org/wiki/Edward_Bulwer-Lytton
Wagner, qui rêve toujours de théâtre shakespearien, s'essaie à un opéra historique. C'est une oeuvre immense., avec un déploiement de fanfares, une exaltation héroïque et une pointe révolutionnaire, puisque héros, Rienzi, soutient la cause du peuple contre les nobles. Sans doute l'œuvre annonce musicalement une évolution. Mais elle reste faite de scènes ampoulées et juxtaposées, aux personnages artificiels. La musique conserve toujours des accents Meyerbéeriens. Or Meyerbeer est l'artiste dont Wagner voudra s'éloigner le plus. Pour reprendre une expression de Malraux, il faut des années avant de trouver son propre ton.
Mais voilà qu'avec le livret du " Vaisseau Fantôme" le miracle se produisit. Wagner, d'abord, est retenu par un texte simple qui lui sert de source: le texte de Heine. Ce texte, ensuite, il l'a comme intériorisé avec l'aventure norvégienne. Enfin, à la faveur d'une longue maturation, l'a transformé en un synopsis d'opéra par des apports personnels. Tout a commencé sur ce plan, avec les ébauches autobiographiques confiées à Heinrich Laube, incluant le récit de sa navigation en Mer Baltique, continué avec les différents canevas et  abouti à ce synopsis écrit en dix jours du 18 au 28 mai 1841.
Ainsi Wagner comprend qu'il doit ajouter un épisode à l'histoire du Hollandais pour la rendre plus dramatique. Il invente le personnage du fiancé officiel de Catherine, lequel sème désormais le doute dans l'esprit du Hollandais qui s'enfuit alors victime d'un mal entendu. Puis avec le temps, Donald, père de Catherine, devient Daland. Georg, le fiancé, devient Erik et Catherine elle-même devient Senta. (sans doute est-ce là un souvenir du mot "tjenta" que Wagner a entendu incessamment sur la côte norvégienne et qui selon Martin Gregor-Dellin (Wagner, sa vie, son œuvre, son siècle. 1991 Ed Fayard collection "les Indispensables de la Musique") signifierait "servante". De ce moment, le personnage existe tout à fait. Wagner n'écrit-il pas dans une "Communication à mes amis" en 1851: Ce n'est plus la Pénélope veillant sur le sol natal, l'épouse de longue date, c'est la femme en général, mais la femme encore inexistante, désirée, confusément pressentie, la femme infiniment féminine, en un mot: la femme d'avenir.
Martin_Gregor-Dellin

Une chose demeure cependant, qui sera transformée par la suite: tout se passe encore sur les côtes écossaises. 
On le voit: grâce au texte dépouillé de Heine, servant de modèle, ce qui est alambiqué, enchevêtré et juxtaposé dans "Les Fées", dans "Défense d'aimer", dans "Rienzi", se trouve dans le "Vaisseau Fantôme" converti en qualités contraires (Voir Léon Emery "Wagner, poète mage", les Cahiers libres, Lyon 1958.)
 La versification achevée, tout est encore plus évident: malgré un reste de rhétorique, le texte maintenant, se resserre, se colore, acquiert une puissance chaleureuse. Comme il évite le piège de sombrer en des incidents multiples, il se trouve réparti en quelques scènes convaincantes et sobres aux éclairages violemment contrastés. De plus, l'œuvre n'est plus un simple divertissement mais répond à un mouvement profond de l'auteur qui s'identifie à ses personnages.
Avec la rédaction de ce texte et sa réussite, sont plus ou moins confusément mises au point deux idées que Wagner ne cessera d'approfondir en ses essais. La première: que son inspiration a besoin du mythe ou de la légende, la seconde: que la poésie est toujours première et détermine la musique. 

Der Fliegende Holländer: la musique

La Musique

Wagner, avec le "Vaisseau Fantôme", comprend intuitivement qu'un texte pauvre en incidents mais riche en intensités psychologiques et morales facilite le développement de la symphonie et qu'une prosodie, où l'aliénation domine, est déjà une pré-musique.
D'autre part, sur le plan purement musical, l'influence de Beethoven (1) porte ses fruits et l'italianisme de notre artiste commence à être entamé.
(1) Beethoven 
En faisant simple, Wagner saisit de plus en plus l'originalité de la symphonie Beethovénienne: c'est un univers sonore dont les motifs, en leur simultanéité et en leur transformation, sont déjà des personnages ayant des voix et sont donc engagés en une espèce de drame. Beethoven, selon Wagner, aurait même commis la bienheureuse erreur de ne pas s'en apercevoir davantage, bien qu'il ait composé la "Symphonie pour chœurs" et se soit essayé au théâtre. Berlioz, d'ailleurs, éprouve à peu près ce sentiment. Il voit dans la symphonie de Beethoven, un théâtre idéal. Mais il va échoir à Wagner de le réaliser et de croire que, par le drame, il a du même coup tué la symphonie.
Wagner pressent en composant le "Vaisseau fantôme", ce que sera le drame musical de l'avenir.:une ouverture préfigurant l'œuvre, des leits-motifs qui mettent en lumière un personnage ou une situation  qui réapparaissent, transformés, en cours d'œuvre et enfin l'importance des récitatifs. 
Seulement, l'art du "Vaisseau Fantôme", en tant qu'art du pressentiment, n'est pas un art homogène. Ainsi des airs faciles, des mélodies "périlleuses", des procédés conventionnels par trop naïfs voisinent avec de grandes audaces sur le plan de l'harmonie et de la modulation. La thématique, de plus, ne s'avère pas assez rigoureuse. Le thème de la rédemption, par exemple, n'a peut-être pas le sort qu'il lui faut. Wagner lui-même en a conscience, qui, tout au long de sa vie, songe à revoir cette oeuvre. Mais la qualité de ce qu'il a fait l'en empêche finalement. N'écrit-il pas, en effet, dans "Communication à mes amis": "Je m'engagerai alors sur une nouvelle voie, celle d'une révolution, d'une opposition au caractère public de l'art de l'époque." Peut-on dès lors retoucher vraiment ce qui a été la marque d'une telle révolution?



La création ou Dresde
Dresde... Allemagne

 Der Fliegende Holländer
L'oeuvre écrite, Wagner cherche à la placer en Allemagne, où elle semble destinée à être jouée mais Munich et Leipzig refusent. Alors il s'adresse au Théâtre Royal de Berlin auquel il présente le "Vaisseau Fantôme" comme une petite oeuvre. Munich l'ayant refusée à la seule vue du livret, il se fait appuyer, cette fois, par Meyerbeer(1). Ce dernier va voir, lui-même, le comte de Redern, intendant du théâtre. Ce sera peine perdue.
(1) Meyerbeer
Les Wagner quittent Paris pour Dresde, le baron von Lüttechau ayant accepté d'y monter "Rienzi". La création a lieu le 20 octobre 1842, avec Josef Tichatschek(1) la cantatrice Schröder-Devrient (2) que Wagner
admire tout particulièrement.
Josef Tichatschek (1)   Schröder-Devrient (2)
Le succès est immense. la direction accepte de monter  Der Fliegende Holländer. La première a lieu le 2 janvier 1843. C'est la cantatrice Schröder-Devrient, déjà citée, qui tient le rôle de Senta, Wagner ayant accepté de transposer pour elle d'un ton plus bas la ballade. Mais Waechter qui joue le Hollandais est énorme et sa voix est médiocre: il détone ridiculement à côté de l'ardente Senta. Le reste, d'ailleurs, n'est pas mieux. Aussi le succès est-il mince.
Dans "Ma Vie", Wagner confesse que les choses auraient été différentes s'il avait apporté plus de soins à "l'interprétation dramatique", s'il n'avait pas cru, un peu trop légèrement, que la musique seule pouvait défendre une oeuvre et que là se trouvait sans doute la raison qui fit que le public se demanda comment, après "Rienzi", dont chaque acte débordait d'action, il avait pu produire une oeuvre "si terne, si pauvre et si ennuyeuse".
Cependant, dans une lettre à sa soeur Cäcilie à Paris, il dit avoir été demandé impétueusement par le public, avec les chanteurs, après les deuxième et troisième et troisième acte. (Lettre citée par Jean-Luc Dutronc, Revue Avant-Scène)
Il n'empêche que le Vaisseau Fantôme sombre au bout de quatre représentations. Wagner, un mois jour pour jour après la création   Der Fliegende Holländer est nommé "Maître de chapelle de la Cour Royale de Saxe".
Quant à notre oeuvre, elle n'aura pas, du vivant de son compositeur, la même carrière que celles des ouvrages qui vont suivre et qu'elle annonce.
Der Fliegende Holländer 

L'Ouverture
Ouverture... 

L'ouverture est déjà, dans Der Fliegende Holländer, un poème musical, comme le seront les suivantes. Déjà elle est récapitulative et annonciatrice de l'œuvre. Il faut remonter à l'ouverture de "Léonore" ou à celle "d'Egmont", selon Léon Emery, pour trouver pareille puissance dramatique. Mais Beethoven sculpte et combine des idées musicales à caractère très général, alors que les motifs wagnériens sont imprégnés de sensation, faisant penser à la palette d'un peintre ou d'un grand poète: bien évidemment Delacroix ou Hugo.
Ce qu'on entend d'abord, au cours d'une exposition, c'est la trompe d'un vaisseau à quoi répond une rumeur océanique. (Signalons avec Serge Gut, que cette ouverture débute "par la quinte à vide, magistralement déployée sur douze mesures. Voir son analyse, Revue l'Avant-Scène). Les gouffres  s'entrouvrent, paraissent se refermer, s'entrouvrent de nouveau jusqu'à des profondeurs abyssales. Qui ne reconnaît ici le thème de la tempête. Puis tout se calme peu à peu, se résout dans un grand silence. Voilà que perce le chant berceur de la tendresse, en ses modulations évoquant on ne sait quels soupirs, chant annonçant le motif de la ballade de Senta.
La Ballade de Senta
Mais ce chant s'amenuise à son tour, et, après que l'on ait entendu quelques trompes sourdes et lointaines, éclate un long développement où s'impose d'abord une longue phrase dramatique: le motif de l'errance tiré de la scène deux du premier acte, avec ses reprises hallucinantes coupées de traits stridents, relayées par d'apparentes fanfares faussement glorieuses et laissant enfin percer les accents de quelque fête: autrement dit le chant des marins qui apparaît surtout au début de l'acte trois.
Mais les mouvements traduisant l'errance reprennent, amortissant les accents de la fête. Tout désormais n'est que tension et détente.
Enfin une conclusion reprend les motifs du début, non en ré mineur, mais en majeur. Ce qui, selon André Poirier, favorise un rapprochement des illustrations musicales de Senta et du Hollandais, lesquels seront réunis dans la mort à la fin de l'œuvre.
Mais le plus touchant, selon nous, est que tous ces mouvements sont conclus par les accents de quelque assomption mystique.
Notons, pour finir, que cette ouverture est une version révisée par Wagner en 1860 en vue d'un concert parisien.


Der Holländer Acte 1

Acte 1

La vie tranquille est sûre
(Scène première)
Livret.

Le rideau s'ouvre: les mouvements de l'orchestre s'élèvent jusqu'à un accord où se retrouvent tous les instruments: ils disent la mer déchaînée. Ce fracas tourbillonnaire des vagues donnera à tout l'acte son unité.
Un nouvel accord un demi-ton plus haut. L'on entend les onomatopées des matelots au travail. Les cuivres répercutent les cris de leurs efforts ponctués par la musique. Puis les cris et la musique s'unissent sur un rythme plutôt joyeux et énergique autour d'un thème intensément répété. Daland, capitaine du vaisseau norvégien vient d'accoster malgré la tempête. Cette dernière l'a emporté à sept miles du port qui devait être le but final de son voyage. Il note cependant qu'il est tout près du but, après un long effort, qui est sans doute -ajoute-t-il - la marque du mauvais coup qui lui était réservé et, accompagné à présent par la musique, il répète deux fois ces derniers propos, sur une cadence très italienne, le récitatif tournant à l'air.
Le pilote interpelle le capitaine. Celui-ci demande alors si tout va bien. Et l'autre répond que oui, qu'il y a même assez de fond. Après ce dialogue vif, ramassé, le rythme reprend. Daland dit reconnaître, hélas, la baie de Sandwick. Puis, dans un passage soudain lyrique, ajoute qu'il est déçu de ne pas revoir sa maison et sa fille, Senta, qu'il pensait déjà embrasser. Il note, avec humour, que le Diable lui a certainement réservé ce retard: ce vent, ces caprices, ne sont-ils pas un effet de "la pitié de Satan"! Il répète ces propos, tandis que l'accompagnement souligne la prétendue "pitié de Satan".
Toutefois, la déception de Daland n'est plus illustrée par la musique de l'ouragan: celle-ci tourne de plus en plus à l'air italien car le tragique est réservé au Hollandais qui doit survenir.
D'ailleurs le rythme allègre réapparaît, ramène une tonalité plus calme. Daland, dont l'agitation a tout à fait disparu, remonte à bord, conclut qu'il ne faut pas se plaindre et que la tempête s'est calmée, de tels déferlements durant peu; puis, rassuré, invite ses hommes à prendre du repos.
Tous les matelots descendent aussi tôt dans la cale. Mais Daland, bien qu'il n'y ait plus de danger, demande au pilote de veiller à sa place. Ce dernier assure qu'on peut avoir confiance en lui et fait déjà une ronde, tandis que le capitaine descend à son tour dans la cale.
La tempête, à l'orchestre, est toujours présente. Devenant intermittente, elle laisse percer, entre deux grondements, ce qui sera la danse des marins au dernier acte. Le pilote s'assied sur le motif des cris des matelots et, sentant le sommeil poindre, chante.
C'est alors que retentit le premier grand air de l'oeuvre. Deux strophes en si bémol majeur. Dans la première, le pilote dit qu'il vient des mers lointaines, des mers du sud, malgré la tempête, et qu'il s'approche de sa belle, qu'il est même là tout près d'elle. Son chant, d'abord sans accompagnement, est ensuite ponctué par la musique, puis, sur la ligne immobile des cordes, il célèbre le vent qui souffle et permet au marin de retourner vers sa belle et le convie même de souffler plus fort. Enfin, sur les cordes et les vents et, dans un beau mouvement ascendant, il dit que sa bien aimée s'ennuie de lui et il achève sur un  bel aigu ses interjections de matelot.
Mais une vague enfle, secoue le bateau, sur une musique d'ouragan. Notre homme sursaute, se lève, regarde. Rassuré, il se rassied.
Comme il s'endort de nouveau, il reprend sa chanson. Il dit d'abord les mêmes mots qu'à la strophe précédente puis ajoute qu'il porte un collier d'or à sa fiancée qui se meurt d'impatience. l'accompagnement change: ses volutes musicales illustrent l'ouragan si bien que chant et orchestre sont maintenant séparés.
La strophe achevée, le pilote sombre dans le sommeil. L'orchestre peint toujours l'ouragan mais sa force s'accroît: la tempête fait rage, les vagues se déchaînent. Au loin apparaît un vaisseau à voiles rouges et à mâture noire. Il s'approche rapidement et accoste sur le côté opposé de la baie dans un grand bruit d'ancre qui touche le fond. L'on entend pour la première fois le motif du Hollandais.
Puis c'est l'accalmie. Le pilote se réveille, ne voit rien, reprend le lambeau de sa chanson sur la nécessité du vent du sud, ce qui accentue le divorce entre le texte et la musique.
Scène très belle par sa simplicité, scène que clôt merveilleusement cette reprise de la chanson, qui, de même que les danses africaines, a une fonction implorante. Scène dont le charme vient sans doute de ce que, sur le fond musical tragique qu'on a évoqué, c'est finalement la vie tranquille et sûre qui se trouve peinte: les départs, les retours et le bonheur inhérent à tout cela. Une vie où l'amour lui-même a une démarche rassurante.

Der Fliegende Holländer
Acte 1
Scène 2
L'irruption du mystère

La deuxième scène, selon un art déjà très wagnérien, contraste avec la précédente. Du vaisseau fantôme descend le capitaine, celui que l'on nomme le Hollandais volant. Wagner, dans ses "notes" sur l'oeuvre, insiste sur l'importance de la scène. Il souligne, en particulier, que l'allure hésitante du personnage sur la terre ferme doit s'opposer à la vitesse folle de son bateau. Des sonorités graves, sépulcrales, interrompues de coups sourds, annoncent sa confession.
Celle-ci, qui occupe toute la scène, se divise en quatre parties.
Le Hollandais dit d'abord que le délai est expiré, qu'une fois de plus sept ans se sont écoulés, qu'avec dépit la mer le rejette sur terre. Puis, la tête à demi-tournée vers le large, il interpelle l'océan, l'informe qu'il le reprendra bientôt mais qu'il lui occasionne finalement une paix éternelle. La tête maintenant baissée sous l'effet de la fatigue, reconnaît qu'il ne trouvera jamais à terre ce qu'il cherche. Enfin, invoquant toujours les flots, il leur crie qu'il leur sera fidèle jusqu'au jour où se brisera et se tarira le dernier d'entre eux.
C'est un récitatif pathétique, où alternent les évocations de la terre puis de la mer, chaque fois ponctuées par les sonorités graves et les coups sourds du début et s'achevant dans un déchaînement de l'orchestre lorsqu'il s'agit de l'ultime vague.
Vient un air en do mineur où le Hollandais dit son errance et sa volonté d'en finir. Ah! combien de fois il s'est jeté en vain dans les abîmes, sur les rochers, voire dans les griffes des pirates qui s'enfuyaient à sa vue, en se signant.
Une fois de plus, il évoque les abîmes, les rochers, son impossibilité de trouver une tombe et la mort, reconnaissant dans cela la marque de la damnation.
La voix du Hollandais est rapide, oppressée, sans cesse coupée par le fracas des trompes, tandis que l'orchestre, en ses chromatismes, traduit on ne sait quel mouvement de vagues aller et retour, image de l'impuissance de l'homme.
Puis a lieu une grave imploration, sur un ton à la fois sombre et héroïque. Le Hollandais s'adresse à "l'ange béni de Dieu". Il lui remémore la chance de salut qu'il lui a obtenue et il se demande à présent et par deux fois, s'il n'y a pas là une moquerie. Se redressant avec rage, sur le mode récitatif qui a ouvert la confession, le Hollandais se résout à  accepter que ce n'est pas la moquerie espérée. Le malheureux songe qu'il n'a plus qu'un espoir: le moment où la Terre ayant achevé son cycle vital, disparaîtra et que le jour du Jugement dernier adviendra.

Commentaire.
Gaston Bachelard s'appuyant sur de grands poètes et de grands écrivains, voient dans "l'eau violente", dans l'eau déchaînée par l'ouragan, une affinité avec la puissance de l'homme. Ainsi la tempête autour d'un cap a-t-elle poussée notre Hollandais à désirer la vaincre.
Toutefois, au niveau de l'errance qui en est résultée, les considérations de Bachelard sur "l'eau violente" ne peuvent plus nous éclairer: n'est-il pas dit que le bateau du Hollandais, pour avancer, se passe des vents et ignore les vagues? Nous avons donc à évoquer d'autres images: celle -par exemple- des Danaïdes, tenues d'emplir un tonneau sans fond, ou celle de Sisyphe et son rocher, d'où, dans les deux cas un effort gratuit ininterrompu et une image parfaite de l'absurde.
Notre Hollandais, lui, est sur les flots qui ne le conduisent à aucune attache, à aucun foyer. Le pénible pour lui provient de ce que l'océan fait partie d'un espace qui n'est plus ordonné au centre. Le damné n'ayant plus de but, l'onde est ce lieu où tous les endroits se valent, où aucun n'est situé sur un trajet impliquant un départ et une arrivée.





La musique du Vaisseau Fantôme

La Musique

Wagner, avec le "Vaisseau Fantôme", comprend intuitivement qu'un texte pauvre en incidents mais riche en intensités psychologiques et morales facilite le développement de la symphonie et qu'une prosodie, où l'aliénation domine, est déjà une pré-musique.
D'autre part, sur le plan purement musical, l'influence de Beethoven (1) porte ses fruits et l'italianisme de notre artiste commence à être entamé.
(1) Beethoven 
En faisant simple, Wagner saisit de plus en plus l'originalité de la symphonie Beethovénienne: c'est un univers sonore dont les motifs, en leur simultanéité et en leur transformation, sont déjà des personnages ayant des voix et sont donc engagés en une espèce de drame. Beethoven, selon Wagner, aurait même commis la bienheureuse erreur de ne pas s'en apercevoir davantage, bien qu'il ait composé la "Symphonie pour chœurs" et se soit essayé au théâtre. Berlioz, d'ailleurs, éprouve à peu près ce sentiment. Il voit dans la symphonie de Beethoven, un théâtre idéal. Mais il va échoir à Wagner de le réaliser et de croire que, par le drame, il a du même coup tué la symphonie.
Wagner pressent en composant le "Vaisseau fantôme", ce que sera le drame musical de l'avenir.:une ouverture préfigurant l'œuvre, des leits-motifs qui mettent en lumière un personnage ou une situation  qui réapparaissent, transformés, en cours d'œuvre et enfin l'importance des récitatifs. 
Seulement, l'art du "Vaisseau Fantôme", en tant qu'art du pressentiment, n'est pas un art homogène. Ainsi des airs faciles, des mélodies périlleuses, des procédés conventionnels par trop naïfs voisinent avec de grandes audaces sur le plan de l'harmonie et de la modulation.