mardi 11 septembre 2012

Bayreuth, 1958 : Parsifal...

Parsifal
(Château de Neuschwanstein, salle des Chanteurs)


Bayreuth, 1958.

Parsifal
Extrait de
"La tentation Politico-musicale"
Mémoires
de
Jacques Junca.

... Un événement va alors se produire pour moi, énorme: l'audition de Parsifal à Bayreuth en 1958.
L'été de 58, l'envie me prit de revoir l'Allemagne. Je voulais savoir où ce pays en était économiquement. Je ressentais le besoin d'en retrouver les paysages, les précipices, les châteaux, les églises à bulbe, tout ce qui m'avait exalté au temps de mon service militaire. J'avais le pressentiment qu'il se passerait quelque chose d'important pour moi dans ce voyage. Aussi, pour rien au monde, ne m'aurait-on fait aller ailleurs que là.
Je séjournais à Füssen, charmante ville bavaroise, lorsque je reçus une lettre de mon ami et maître Léon Emery. Il me donnait rendez-vous à Nîmes, en septembre, à son retour de Bayreuth où il était pour tout le festival. Il préparait, disait-il, un livre sur Wagner. Je savais d'avance que ce serait un livre bien dans son style, débarrassé de toute anecdote et allant pour lui à l'essentiel: aux problèmes musicologiques et philosophiques. Il se produisit alors en moi comme un éclair. Impossible de ne pas voir dans cette lettre la manifestation de cette chose incertaine mais capitale que j'attendais de ce voyage. En somme, le doigt du destin: oui! J'étais non loin de Bayreuth et je ne ferais pas le déplacement ?






Bayreuth ! Ce festival dont Nietzsche, monté alors contre Wagner, disait que tout le monde ressortait anesthésié, volé à ses forces vitales et requis par l'attrait de ces arrière-mondes spirituels dont il voulait débarrasser l'humain...

J'arrivai en ce temple wagnérien, sans en connaître exactement le programme et sans me demander vraiment comment j'allais pouvoir loger dans une cité si envahie en cette période de l'année. Mais pour autant que cet épisode compte dans ma vie, je n'en ai pas gardé un souvenir précis. Il me faut vaincre l'épaisseur du temps et raviver ma mémoire, faute de n'avoir pas tenu de journal.

Le premier détail qui me revient, par contre, est mon attente anxieuse au bureau des locations où j'appris d'un voisin de file d'attente que je n'avais aucune chance d'avoir un billet pour le Parsifal du lendemain et, le deuxième détail, ma démarche avec le vendeur. Ce dernier parlait couramment français et je vis d'emblée que je lui étais sympathique. Il me demanda de quelle région de France je venais. Ayant entendu ma réponse, il s'exclama:
- Ah! C'est là qu'on produit un alcool appelé armagnac!
- Exact!
- Ce doit être très bon! et il ajouta, un brin rêveur:
- Ah! La France!
Alors, moi, au culot:
- Si vous me trouvez une place, je vous promets de vous en envoyer une bouteille dès mon retour.
Il sourit, me dit que je ne l'achèterai pas mais me demanda de revenir le voir le lendemain matin. Il aurait peut-être une place libre, une personnalité étant absente. Puis ayant compris que je venais d'arriver, il me donna, sur un bout de papier, une adresse où loger.
Le lendemain, mon billet bien en main, je l'assurai que je tiendrais ma promesse. Et je la tins: de Nogaro, je lui fis parvenir un très vieil armagnac de la Maison Dartigalongue.
Le troisième détail dont je me souviens, c'est la place que j'occupais au théâtre, car la personne près de laquelle je me trouvais était la Bégum! Elle était seule apparemment. Je revois son signe d'amabilité à mon arrivée et toute sa silhouette blanche -cette couleur, pensais-je, n'ayant pas été mal choisie pour un opéra de la pureté et de l'élan mystique.
Mais j'avais d'autres choses à faire qu'à observer la Bégum à la dérobée! Ce théâtre, cette scène, cette fosse.... L'impossible ou du moins l'incroyable, devenu réalité en 1876! Quel musicien eût jamais à sa disposition et pour sa seule oeuvre pareil établissement? En cette année 76, Wagner a soixante-trois ans. Il reçoit ici l'élite artistique et princière de toute l'Europe. Pour la première fois, le cycle de l'Anneau est représenté, précédé par l'inoubliable création de la Neuvième...

Quel homme, me disais-je, eût jamais telle gloire? Il est vrai, après combien de luttes et de souffrances. Et je songeais encore que, si égoïste, si indifférent qu'il ait été, il avait dû quand même souffrir de l'attitude de Liszt et du silence réprobateur de l'ami de toujours: Nietzsche, pour ne pas le nommer, qui voyait en cette pompe tapageuse et vulgaire, un amoindrissement de l'esprit; en cette cohue richissime, l'inverse du style noble et pur d'une chorégie populaire; en cette gloire officielle et bourgeoise, l'équivalent de celle dont avait joui un Rossini ou un Meyerbeer.
Mais le prélude sonnait et déjà je m'immergeais dans l'atmosphère lustrale d'une aube illimitée.

Avec le premier acte, je redescendis soudain, entre ciel et terre, dans l'univers de ces chevaliers aux lenteurs hiératiques, vivant en une lumière tamisée et puisant dans la contemplation du Graal, le sang rayonnant du Christ, et dans la conservation de la Lance qui a percé le flanc du Crucifié, les forces vives assurant leur cohésion et leur action missionnaire dans le monde. Mais le rite ne fonctionne plus par la faute de celui-là même qui en est l'ordonnateur. Il a, à un moment, succombé aux charmes de la femme fatale (Kundry) et, ce faisant, s'est laissé déposséder de la Lance Sacrée par l'adversaire (Klingsor). Lequel, la retournant contre lui, Amfortas, lui inflige la même blessure qu'au Christ -blessure dont les souffrances l'empêchent de procéder au rite, dès qu'il tente de le faire. S'en suit une déliquescence générale: celle des chevaliers et du monde dépendant d'eux.

Oui: l'efficacité du rite de contemplation (le sang devenu noir ne rayonnant plus) et de communion, est compromis; le coeur du monde ne bat plus. D'où une atmosphère musicale délétère et la chaude nostalgie du salut à retrouver. Gurnemanz et ses chevaliers -dont Amfortas- attendent un rédempteur. Il vient. C'est Parsifal. Mais, pour l'instant, il est maladroit par trop de jeunesse: il tue le beau cygne du lieu et il ne comprend pas ce qu'il voit: le rite impossible, les plaintes subséquentes d'Amfortas...
Le rideau à peine retombé, je me précipitai dehors, oubliant complètement la Bégum. J'avais à chercher celui que je désirais de toute mon âme rencontrer et que je n'avais pas aperçu jusque-là. Soudain, il était devant moi, en compagnie de sa femme. Sa grande taille, la minceur de sa silhouette, la vastitude de son front et de son crâne dégarni, ses longs cheveux de poète retombant sur ses épaules, enfin, ses yeux d'aveugle inutiles et mystérieux: le reste de la face rattrapant par sa mobilité souriante la fixité tragique du regard...
Sa femme qui le conduisait au milieu de la foule festivalière, s'écria tout à coup:
-Léon, voilà Junca!
- Mais quel bon miracle vous amène?
J'ai dû tout raconter. Il était épaté que j'aie pu, au dernier moment, avoir une place. Nous avisâmes un banc. A peine étions-nous assis que sa femme, comme elle avait l'habitude de faire quand elle était en présence d'un hôte, s'éclipsa, non sans me donner les consignes qu'on devine.
-Vous voyez, Junca, me dit-il, comme Wagner, dans cet acte, passe du panthéisme au christianisme... Il n'est certes pas question de contester que le salut libérateur vient du Christ, du dieu d'amour, à la fois messie et hostie. Il est cependant capital de remarquer qu'il est présent, non point sous les formes familières de l'iconographie, mais par son sang, autant dire son coeur, qui s'embrase d'une rouge clarté, absorbe le soleil extérieur et rayonne comme un foyer vital.
- Mais alors, fis-je, cela rappelle des modes de pensée très anciens?
- Exactement. On pense à ce coeur du monde que la gnose antique vénérait et célébrait.
- Cela n'est pas très orthodoxe?
- Il est bien évident, mon cher, que les mystiques chrétiens ont fourni à Wagner la substance d'une méditation très personnelle. Le christianisme de Wagner découle de la Cène plus que du Calvaire. Il n'évoque clairement ni le Dieu personnel qui envoie son Fils sur terre, ni le Grand Crucifié. Sa source est dans la parole qui prescrit de s'unir au Sauveur, en mangeant sa chair et en buvant son sang.
- C'est donc une doctrine plutôt ésotérique?
- Exactement. C'est une sorte de noeud de la mystique et de la vie. Un panthéisme spiritualisé et une religion de salut à forme chrétienne. - Amfortas, dont vous avez entendu les plaintes émouvantes, continua-t-il, oubliant Dieu dans les bras de Vénus, est retombé du côté du panthéisme orgiaque, redescendu vers l'enfer du corps. Il s'est, ce faisant, laissé voler la Sainte Lance. Celle-ci, retournée contre lui par Klingsor, l'a blessé au flanc. Le voilà plongé dans une langueur impuissante, tandis que coule le sang noir qui entretient sa misère et l'empêche de procéder au rite -ce qui occasionne la désolation du monde et des hommes: perturbations climatiques, maladies... Notez bien ici un exemple frappant d'analogie par inversion. Amfortas, blessé au flanc par la Lance Sacrée, ressemble étrangement au Christ saignant sur la croix. Mais c'est là une antithèse puisque le sang versé procède de l'amour de soi et non plus de l'amour pour les hommes. Ainsi le sang s'est-il coloré d'une noirceur qui est celle de la pestilence. Il répand, en s'écoulant, la pestilence sur le monde. C'est dire qu'ici le thème de la rédemption s'adultère et qu'il s'opère une réactualisation de la chute et du péché.

Prélude de Parsifal... Liens

Fritz Reiner
Prélude de Parsifal sous la direction de Fritz Reiner (1938)




Amfortas? Kundry?


*

Parsifal, Acte 3... in "La Tentation politico-musicale", en cours de publication.







*
...Parsifal, qui a deviné la ruse, la repousse. Courroucée, elle appelle Klingsor à l'aide. Deux fois vaincu, celui-ci va assister à sa troisième défaite. Il ne lui reste qu'à user d'un dernier stratagème: utiliser la Lance Sacrée. Il la jette en direction de Parsifal. mais cette dernière s'immobilise en l'air, à un signe de croix fait par le héros. Ce dernier saisit la Lance tandis que s'effondre dans le néant le royaume enchanté de Klingsor, laissant la place à un désert aride.
La Bégum, transportée, souriante, fit un petit signe de la main à mon intention. Ivres de musique, nous nous dirigeâmes chacun de notre côté. Nos univers étaient trop différents pour qu'il y eût le moindre échange.
Je retrouvai, sur le banc prévu, Emery et sa femme. Il y avait avec eux une dame qui prit par le bras Madame Emery et elles allèrent se promener. Mes amis, on l'a compris, n'étaient pas de ceux qui boivent ou se restaurent pendant les entractes. Leur vie frugale, la cécité de mon maître, leur interdisaient toute mondanité. Ils n'étaient pas non plus de ceux qui mangent en public des sandwiches. Aussi, soumis au jeûne, je m'assis, héroïque, aux côtés d'Emery.
- Oui, me dit-il, nous en étions à ce passant, dont nous avons dit finalement peu de choses, sinon qu'il nous paraît être venu au nom du Seigneur. Sa biographie montre assez que c'est un autre Siegfried. Cet orphelin, né dans les bois, aurait pu être comme lui un rude chasseur ou un conquérant. Mais les temps sont changés. Aussi la vocation opère-t-elle en lui. D'autant qu'elle y rencontre une simplesse d'enfant docile, tout comme en l'Innocent de Dostoïewsky. Dès qu'on rencontre de telles dispositions dans un corps massif, la sagesse populaire a tendance à voir là quelque puérilité, voire quelque stupidité, mais qui a au moins le mérite d'échapper à toute malignité, à tout grain de méchanceté. On exagère à peine en disant que c'est là le fait d'une nature soustraite au péché originel ou réinstallée dans une sorte d'état virginal.

- Je vois, fis-je, comme si cette explication venait à point pour bien éclairer le personnage.
- Mais c'est là le socle, répartit-il. Le socle sur quoi va s'échafauder tout le reste. Le reste, c'est toute une initiation car encore faut-il que Parsifal s'éveille et s'oriente pour devenir tout ce qu'il est.
Je croyais voir de plus en plus clair dans le personnage et j'aurais pu anticiper presque les réflexions suivantes.
Léon Emery poursuivit:
-La première étape de son initiation est la découverte de la pitié devant le cygne du lac qu'innocemment cruel il a tué chez les chevaliers. Le bris de l'arc meurtrier est le symbole de cette découverte de la pitié. Où l'on peut voir, sans nul doute, l'amour des animaux qu'on sait chez Wagner -sans qu'il soit nécessaire d'alléguer ici une quelconque influence de la morale bouddhique. Le mieux encore, ajouta-t-il, c'est, pour illustrer ce passage, de se référer à Rousseau. Celui-ci pour faire accéder Emile, image de l'homme naturel, au monde des sentiments, ne voit de transition que dans la pitié. Et, chez Parsifal, elle le conduit au savoir, seconde étape de son initiation. Elle le conduit à recevoir des révélations plus hautes qui vont lui être administrées par l'assemblée des chevaliers et les plaintes d'Amfortas blessé.

Je me rappelle qu'ici Léon Emery fit alors, sur le thème du sang, un ensemble de remarques qui m'exaltèrent. Craignant de ne pas rendre exactement sa pensée, je préfère, touchant ce sujet, citer intégralement le passage de son livre sur Wagner, dont je compris, quoi qu'il m'ait dit dans sa lettre, qu'il l'avait en partie sinon presque en totalité écrit au moment de notre rencontre à Bayreuth: "Du sang de l'oiseau à celui du roi blessé, puis à celui qui emplit le Graal, s'exhalent pour ainsi dire des vapeurs qui sont des lumières; hébété, chancelant d'une sainte ivresse, Parsifal est bien incapable de dire ce qui se passe en lui; mais la pitié, exaltée en pur amour, le jette déjà sur la route qui conduit au palais de Klingsor et à la Lance qu'il doit reprendre.
L'Acte II, poursuit-il après avoir dessiné cette route du sang, est le fruit de cette initiation. Cet acte va illustrer la force physique dont le héros est maintenant doté, la force morale dont il est capable, la foi au miracle dans la récupération spectaculaire de la Lance Sacrée car il n'y a que les miracles auxquels on croit qui réussissent.
Avec cet acte, la raison et le sentiment se trouvent satisfaits. Le Maudit est anéanti, la Lance récupérée... L'ordre est par là retrouvé et le monde va en profiter. Le librettiste, le compositeur pourraient considérer leur tâche terminée mais il manquerait le plus beau, le plus sublime de l'oeuvre car l'essentiel, étant donné que nous sommes moins en présence d'un drame que d'un mystère, est dans l'expression lyrique et non pas dans l'action. Aussi tout l'Acte III, comme vous le verrez, ne sera plus qu'une immense et merveilleuse cantate.
Nous parlâmes encore un moment. Madame Emery revint accompagnée de son amie. Cette dernière, une femme charmante et distinguée, dit qu'elle aurait bien aimé, au lieu de leur promenade, et ici elle esquissa un sourire, entendre le maître s'exprimer.

Parsifal, Acte III




Quelqu'un de très empressé et sans doute de très officiel s'occupait maintenant de la Bégum, déjà installée, comme j'entrais. La distance entre nous était donc redevenue infinie. J'en fus très heureux car j'en étais à me demander, en regagnant ma place, comment à présent me comporter. Le problème était réglé. Et je me retrouvai sur mon siège, l'esprit libre, attendant que le rideau se levât sur l'enceinte de Montsalvat.

L'artifice théâtral consistait ici à faire en sorte que la pleine victoire du héros se trouvât différée. C'est qu'il faisait partie du destin de l'élu de s'accomplir, avant, en des pèlerinages et des courses de chevalier errant. La musique qui rend le climat de ces errances, dès le moment où je l'entendis chez mon ami Orange, m'emplit d'une émotion et d'un trouble qui ont marqué, indélébiles, ma sensibilité, jeté dans une jouissance pleine de morbidité, que n'ont jamais pu entamer les réflexions de Nietzsche proposant à la place, pour notre santé morale, la musique vive et rythmée de Carmen. J'avais senti avec force, quoi qu'on puisse lire par ailleurs de Wagner, que je serais toujours délibérément wagnérien.
En ce commencement de l'Acte III à Beyreuth, le charme, l'envoûtement opéraient à nouveau sur moi avec une force accrue... Mais il faisait aussi partie de Montsalvat de traverser un long vide et de vivre en une attente douloureuse:"Priez, priez, car le salut qu'on peut croire si lointain est peut-être proche." Toutefois, le temps, au coeur de cette espérance, a fait son oeuvre. Gurnemanz est devenu un vieil ermite gémissant sous le couvert du bois près du château dans la pénitence d'humbles besognes tandis que Kundry poursuit sa vie de pécheresse. Gurnemanz l'a trouvée, peu de temps auparavant, à ses côtés, plongée dans un sommeil magique. Il l'a réveillée et prise à son service. Les années ont aussi passé sur les chevaliers et Amfortas et le rituel figé donc inutile ne les a pas aidés à conserver leur vitalité. Titurel, le père d'Amfortas, est à l'agonie... Mais, au moment où nous sommes, c'est le Vendredi-Saint quand, soudain, Parsifal émerge des horizons légendaires et vient s'asseoir près de la source du lieu. Gurnemanz reconnaît avec enthousiasme le candide, portant cette fois la Lance Sacrée. Kundry s'agenouille devant lui et lui lave les pieds, tandis que Gurnemanz lui baigne les cheveux; ainsi entrera-t-il, propre et pur dans le temple.
Cependant, on entend le planement de voix extasiées "que soutient et enveloppe l'hymne éthéré de la transfiguration." C'est l'Enchantement du Vendredi-Saint. L'éclosion magique d'un printemps paradisiaque où la terre n'est plus qu'un étincellement fleuri, un tapis de roses au parfum luxuriant et impalpable. C'est alors que Parsifal, soudain prêtre, se lève et baptise Kundry. Puis, tous trois entrent dans le saint des saints de la forteresse, portés par le flot continu et ténu d'harmonies suaves. Le tableau final reprend, en des proportions plus réduites, le tableau religieux du premier acte. Voici donc de nouveau: la salle des agapes, la haute coupole, les cortèges et les choeurs... En cette atmosphère, confiante et pieuse, s'élèvent alors les sanglots d'Amfortas, plus amer que jamais. Les chevaliers se sont en effet rassemblés pour célébrer la mort de Titurel et demander à Amfortas de reprendre le rite à cette occasion. Celui-ci refuse, suppliant qu'on l'achève...

Cependant, on peut demeurer surpris de voir, ici, la commémoration du supplice illustrée par cette éclosion de joie printanière. Est-ce ainsi qu'on peut célébrer un dieu crucifié?


Pour Wagner, cela ne semble pas faire problème. Mais alors il ne faut pas voir, derrière cette manifestation de vie intempestive, la tragique version du Calvaire mais plutôt -fruit d'influences tirées des perspectives indéfinie de la mémoire collective- l'image du dieu Adonis syrien, dont le sang fait du sol un tapis de roses ou celle de tous ces génies de la végétation qui meurent pour renaître. Ainsi, le thème du Graal est le signe par excellence des interférences entre paganisme et christianisme. On comprend qu'on lui ait associé le thème de la rose. Venu de la tradition rosi-crucienne, son symbolisme très clair inclut à l'idée de fleur royale celle de la connaissance totale de la science hermétique.
Dans le livre qui paraîtra quelques mois plus tard après cette visite à Bayreuth, Léon Emery écrit à ce sujet: "Entourer la croix d'une guirlande de roses, ainsi qu'il en est sur la porte du temple vers lequel conduit Goethe en son poème des Mystères, c'est vouloir une conciliation entre la religion du Sauveur et les traditions secrètes de la gnose, de la cabale et de la magie."


Goethe

(Francfort 1749-Weimar 1832)

Je dois dire qu'avec le temps, je ne fais plus bien la distinction entre ce que j'ai vraiment entendu alors et ce que j'ai lu par la suite. D'autant que, connaissant sa puissante mémoire organisatrice et sa façon de travailler due à sa cécité, je crois pouvoir avancer que ses livres étaient quasi écrits dans sa tête, comme Mozart ses partitions. Touchant ce Maître, d'ailleurs, il dit : "Mozart intégrait à son fervent catholicisme les enseignements de la franc-maçonnerie (Je devais des années plus tard, Emery mort, travailler ardemment sur ce sujet) alors que Wagner, lui, intégrait à son catholicisme plus flottant, plus fluide, plus complexe, sans doute les enseignements des Rose-Croix, mais encore toute sorte de courants issus d'une imagerie puisée dans les poèmes du Moyen-Age". Ainsi, Wagner, ce "poète-mage" (c'est le sous-titre de l'oeuvre d'Emery) verrait dans la défaite de Klingsor, plus une absorption qu'un anéantissement.


L'esplanade s'était vidée. Madame Emery pensa qu'il était temps de rentrer. Elle me proposa gentiment, sachant que je repartais le lendemain, de les accompagner, son mari et elle, jusqu'à l'hôtel où nous prendrions un léger repas. Le maître -comment l'appeler autrement- me fit remarquer en chemin que nous n'avions guère évoqué la musique de Parsifal. Il nota ici la brièveté du livret et, en regard, le fait que toute parole s'efface devant l'expression chorale et symphonique, devant la suggestion de l'indicible et de l'invisible. Toute analyse historique, psychologique, s'arrête devant ce miracle musical, voire s'égare. Ce qui prévaut, c'est cette apparence "d'un tout homogène d'une continuité parfaite, d'une unité fluide pareille à celle d'une nébuleuse, qui serait en même temps un univers solide." Le recours aux spécialistes est certes utile. Il nous apprend que le prélude est bâti sur trois thèmes: la Cène, la Foi, la Rédemption mais il importe autant, si ce n'est plus, de "s'immerger dans l'atmosphère opaline de l'oeuvre", de se laisser porter par son rythme processionnel. Et Léon Emery de faire une comparaison: avec la Marche des prêtres de la Flûte Enchantée. Mozart, par cette marche, nous emmène, noblement, pieusement, sur le parvis du temple, sans "rompre pour autant la joie des couleurs et des formes." Wagner, lui, qui nous a déjà dissous dans l'abîme avec Tristan, nous plonge, ici, dans un flux où nous montons "avec lenteur vers une aube illimitée." Oui: les feux du soleil, les luttes humaines: les cris, les pleurs, les gémissements, n'ont rien perdu de leur réalité mais vont s'élargir en vibrations assourdies, lointaines et proches, qui sont la musique du rêve, l'harmonie des sphères, la clarté de la contemplation. Et, ce qui est sans exemple pour lui, c'est qu'aucun autre artiste n'a pu soutenir pendant des heures ces effets d'envoûtement, voire d'enchantement -dont les symbolistes, à commencer par Baudelaire, disaient qu'ils étaient liés à la brièveté de l'oeuvre ou même à l'instantanéité de l'image.
Le repas des Emery était à l'image du couple: un peu austère, presque insubstantiel et il n'était pas question que mon appétit de gascon demandât autre chose que ce qu'ils consommaient.
Comme le repas s'achevait et que nous avions, depuis un certain temps, cessé de revenir sur le sujet, je dis souhaiter lui poser une dernière question. Avec ce don de soi qui le caractérisait dès qu'il s'agissait d'aider quelqu'un à se réaliser (et toujours avec ce sourire qui précédait tous ses échanges), il dit voir là que Wagner serait peut-être une de mes priorités d'écrivain. A cette époque, je ne l'imaginais pas. Je ne voyais d'ailleurs pas comment ni à quelle occasion je pourrais venir à travailler sur ce compositeur. De plus, je n'étais point fait pour cela: je connaissais trop peu la musique et n'avais pas la moindre familiarité avec un instrument de musique quel qu'il fût. Il y avait encore que mon vieil ami Ferré, qui connaissait bien la musique, lui, et avait une pratique suivie de l'alto, disait toujours se méfier des gens qui parlent d'elle sans la connaître. A quoi Léon Emery répliquait, je le savais, que Ferré avait tort. La musique n'était pas réservée aux spécialistes. Rendre un son, goûter l'émotion qui s'en dégage, étaient pour Emery choses différentes. On pouvait trouver l'un sans l'autre. A preuve, tous ces nombreux orphéonistes de village qui seraient bien loin de pouvoir s'intéresser aux quatuors de Beethoven!


Mais le moment n'était pas de revenir sur ce genre de problème. Je voulais savoir, avant de partir, ce qu'il pensait des attaques de Nietzsche contre Wagner et son théâtre de Bayreuth -même si j'imaginais quelque peu sa réponse.
- Nietzsche, dit-il, était bien en droit de considérer ce retour au christianisme comme une trahison et une faillite. Mais ce retour est, selon moi, le signe même qui m'interdit de souscrire à ses condamnations passionnées. La question était aussi de savoir, pour Nietzsche, si ce théâtre n'allait pas devenir l'égal de n'importe quel théâtre opulent, à cela près qu'il se cantonnait à une répertoire très limité; si Wagner n'allait pas se complaire en sa richesse et se contenter d'être l'impresario de son capital artistique. Alors oui, il aurait été ce jongleur de la forme et des simulacres, ce sorcier habile à simuler ce qu'il ne ressentait pas. Mais voilà ce que je m'interdis de croire, en tout cas de contester car je vois, sans nulle défaillance, persister de son vivant cette volonté de faire de l'édifice un sanctuaire et des cycles de représentation un événement spirituel. On dirait même qu'installé sur la colline, son théâtre s'est encore éloigné des modèles trop connus et trop décriés, qu'il s'est enraciné un peu plus dans sa vocation religieuse, confirmé dans son droit préférentiel à célébrer des mystères.
On a compris que je n'avais nulle envie de soulever ici l'épineux problème des héritiers de Wagner et du nazisme...

Liszt et sa fille Cosima*

Le journal abondant de Cosima reproduit, mesure après mesure, le déroulement de la composition plus complexe que celui des oeuvres précédentes. Il se poursuit durant des mois sur fond d'envois par Judith Gautier de rimmels, de parfums et de tissus parisiens et est interrompu par les visites d'amis: Joseph Rubinstein, Liszt, Malwida et des écrits divers: des essais, des articles pour les Feuilles de Bayreuth. Les lettres, ouverte ou non, dénoncent pêle-mêle et selon les idées de Wagner, le vasselage de l'argent, la dégénérescence du peuple, l'influence nocive du judaïsme, les excès du sensualisme, le mauvais régime nutritif des peuples civilisés, les vices des ecclésiastiques et la religion, le pangermanisme de Bismark, son credo de caserne, sa guerre insistante contre la France, la vivisection... (Ne trouve-t-on pas dans Parsifal un écho de l'amour profond de Wagner pour les animaux?)
Mais déçu par les représentations de l'Anneau, il craint celles de Parsifal: après avoir créé l'orchestre invisible, il souhaite le théâtre invisible et, avec à peine une pointe d'humour, un orchestre inaudible!

L'instrumentation reste à faire. Le climat de Bayreuth, avec ses sacs de pommes de terre, dans le ciel ne convenant pas à sa santé déjà chancelante, il songe à Naples. Toujours le mal de l'Italie sera le mal des belles âmes écrit Liszt. Wagner s'installe dans une villa d'Angri près du Pausillipe*. Son escalier donne sur une terrasse ornée d'une multitude de roses. Le compositeur a trouvé là le décor pour le jardin de Klingsor. Mais Naples au climat brûlant ne lui convient pas et il remonte vers Sienne. Là, il trouve les paysages de son mal physique et de son esprit surmené: la douceur et l'immatérialité des formes.

La cathédrale**, ses damiers noirs et blancs, ses rangées de papes, sa croisée de transepts l'exaltent. Il fait dresser le plan de la coupole par le peintre Joukowsky devenu, depuis Naples, un familier, pour en tirer la mise en scène de la salle des chevaliers...




L'idée de son opéra le tient à nouveau. Après une visite à Liszt (et avoir chanté, debout, accompagné par son célèbre beau-père assis au piano, tout le troisième acte de Parsifal) Il écrit à Louis II de Bavière* pour lui demander un dernier appui pour monter l'ouvrage et précise que ce Mystère sacré ne peut être joué qu'à Bayreuth et il ajoute : et non sur une scène quelconque, souillée par la musique d'Offenbach!

Louis II accepte d'offrir les choeurs et l'orchestre et attend Wagner à Munich. Ce dernier est peut-être le seul homme au monde pour lequel ce roi ait vraiment souffert et il présente déjà des signes de fuite dans le rêve qui le coupera de l'humanité vulgaire. Wagner est à ses côtés dans la loge, Louis II se fait donner une représentation privée de Lohengrin, la famille du compositeur se tenant cachée dans une baignoire. Deux jours après, le roi veut entendre le prélude de Parsifal. Wagner est nerveux, il a attendu le souverain un bon quart d'heure, il dirige lui-même. Sa majesté veut écouter de nouveau le prélude. Wagner passe la baguette à Lévi, quitte le théâtre en proie à une colère folle et peste contre tous les rois et empereurs de la terre et contre Bismarck...

Quittant Bayreuth pour Bayreuth, Wagner entame vraiment l'instrumentation. Enfin, les répétitions prévues se déroulent puis s'achèvent alors que le compositeur est toujours plus malade: il confie les affaires du "Théâtre" à Feustel et à son gendre et repart pour l'Italie. il a choisi Palerme* cette fois.



Là, tout l'exalte: le soleil, les rues, les jardins, les singes de la terrasse... Il travaille, travaille. Joukowski le rejoint à la Noël. Et le treize janvier 1882, pendant le repas du soir, Wagner se lève, rejoint son bureau, en rapporte un paquet important: c'est la partition achevée! On débouche le champagne. Le maître qui sent qu'il a écrit là son dernier opéra, joue symboliquement l'ouvertures des "Fées", son premier ouvrage. La mort peut venir à présent.


                                 





Les représentations vont avoir lieu. Passées les inévitables déconvenues: les soucis administratif, les querelles d'artistes, serait-ce la joie? Hélas! le roi ne vient pas. Il décidément coupé les ponts. En revanche Judith Gautier, Liszt, le Comte Gravina ( qui épousera une fille de Cosima), Chausson, Léo Delibes, Vincent d'Indy, Saint-Saens sont présents.
Wagner, au cours de la "première", applaudit en plein acte les Filles-Fleurs (Il tombera d'ailleurs amoureux de l'une d'elles); puis, se présentant sur scène à la fin de l'Acte II, demande qu'on n'applaudisse pas pour éviter de rompre l'émotion. plus royaliste que lui, le public finira par ne plus applaudir du tout...
Lors de la seizième et ultime représentation, il tombe sur le pays une pluie glaciale. Lévi, le chef d'orchestre a un refroidissement. Il est mal. Alors Wagner se saisit de la baguette et dirige le dernier acte de cette "dernière".
Cosima et Richard Wagner
ITINERAIRE VERS PARSIFAL
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Cette année-là Wagner s'installe dans une petite maison "l'Asyl", dépendance sur la propriété d'Otto et Mathilde Wesendonck. Nous sommes en avril 1857. Il fait humide et froid. Un matin, en se levant, le musicien voit enfin luire le soleil. Il s'assied sur la terrasse: le jardin est splendide de verdure, les oiseaux l'enchantent de leurs trilles. L'espoir renaît avec la promesse printanière, quand il songe que c'est le Vendredi-Saint et que la véritable signification de cette date lui est apparue lors de la lecture du "Parzival" de Wolfram d'Eschenbach (1170-1220 environ) pendant son séjour à Marienbad. Dans l'intervalle il ne s'est guère soucié du poème; mais voilà qu'il s'impose à lui à nouveau dans ce soleil matinal et il esquisse aussitôt en quelques traits un drame en trois actes.

Telle est la version des faits rapportée dans "Mein Leben" (Ma vie) autobiographie dictée par Wagner à sa seconde épouse: Cosima, fille de Franz Liszt...

La réalité n'est pas aussi romantique comme l'a souligné Martin Gregor-Dellin dans son remarquable ouvrage "Richard Wagner au jour le jour" (Fayard ed.1981). Le Vendredi-Saint tombait en 1857 le 10 avril et Wagner, à cette date ne résidait pas encore à "l'Azyl". Seulement le compositeur dût maintenir le beau mensonge car c'est ainsi qu'il avait présenté à Louis II de Bavière les sources de son inspiration.

Septembre 1876 Wagner part avec sa famille à Sorrente, invité par Malwida de Meysenbourg. Le projet de "Parzifal" le tient à nouveau. Il en parle à Nietzsche également hôte de la grande dame. Le philosophe est en train d'écrire "Humain...trop humain", où il tente de débarrasser la nature humaine de tout idéalisme comme étant ce qui lui est, finalement, le plus étranger. Wagner évoque "son" Parsifal. Ils sont tous les deux sur un monticule en bord de mer et font une promenade automnale. Ils ne se doutent pas qu'ils ne se reverront plus. L'infini les séparant désormais: rien n'est plus contraire à Nietzsche que ce monde parsifalien fait d'un idéalisme religieux qu'il récuse et où il lit la décadence européenne.

Le voyage de Wagner se poursuit en direction de Rome, Bologne et Florence. Le 25 janvier 1877, de retour à Bayreuth, il dispose sur la table de travail de l'ébauche de Parsifal. En avril, le texte est achevé.
Après un séjour à Londres d'où il n'a pas rapporté l'argent escompté pour payer les dettes du festival, il entreprend les esquisses musicales tandis que Cosima traduit le livret en français, en demandant des avis à la poétesse Judith Gautier, amie de Wagner et fille de Théophile.


Judith Gautier

Paris 1845-Saint-Enogat 1917


Le livret et la musique de "Parsifal"

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Le livret de Wagner est inspiré du "Parzifal" de Wolfram d'Eschenbach, écrit tout au début du XIII ème siècle. Ce livre est inspiré lui-même d'un roman français "Perceval le Gallois", écrit par Chrétien de Troyes à la fin du XII ème siècle, lequel Chrétien dit avoir puisé ses sources dans un livre reçu de son protecteur Philippe d'Alsace, mort à la croisade. Mais ce dernier livre prêté par Philippe d'Alsace est bien sûr inspiré par tout un ensemble de traditions galloises et celtiques. Le Graal, vase sacré contenant le sang du Christ, y tient une très grande place.
En écrivant son livret, c'est un fait, Wagner a été moins poète que pour les précédents. Certains passages sont même confus. Est-ce l'âge? la maladie? Cependant si le détail pèche souvent, si le jeu des sonorités et des rythmes est passable, l'ensemble est magistralement ordonné et témoigne toujours d'un esprit de synthèse génial.
Quant à la musique, elle est inclassable. Elle élève décidément le texte au rang d'un drame sacré (ein Bühnenweihfestspiel, selon la définition de Wagner). L'ensemble texte et musique évoque à la fois les "Passions" de Bach, la "Flûte Enchantée" et la "Missa Solemnis" de Beethoven, comme le souligne Pierre Boulez dans son chapitre: "Chemins vers Parsifal", Points de Repère, Éditions du seuil.

Faisant appel au merveilleux mythique, l'oeuvre est à la fois concrète et abstraite. Sa qualité éminente est dans l'impression qu'elle nous donne d'un tout homogène, d'une continuité parfaite et, selon la formule de Léon Emery :"d'une unité fluide pareille à celle d'une nébuleuse qui serait en même temps un univers solide."Tantôt la musique ponctue ou accompagne le récitatif. Tout l'art du chef d'orchestre est de la ramener "avec souplesse" à la durée du discours. Tantôt elle se développe dans toute sa pureté en préludes, interludes et postludes.
Entre le récitatif et la musique pure, il y a les choeurs. Choeurs admirables où s'opère le repos de l'idée. Tantôt ils encadrent les propos de Titurel, d'Amfortas et de Parsifal, qui représentent respectivement le Passé, le Présent et l'Avenir. Tantôt ils portent les élans des Filles Fleurs, brillant intermezzo entre les grands actes graves du début et de la fin.
Ce qui caractérise le plus la musique de Parsifal, c'est sa continuité. Jamais Wagner ne noya mieux l'identité musicale. Ce parfait écoulement est tout à l'opposé du sens du texte: l'exigence d'un retour périodique à des Réalités Essentielles, ce qui est le propre du sacré. En cette oeuvre, une musique héraclitéenne (qu'on excuse ce vocabulaire) est au service d'un texte parménidien.

Bayreuth 1958, deuxième partie

Léon Emery dans sa 50e année

(photo de la revue Rencontres, numéro spécial n°119 - 1980)

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Léon Emery avait croisé les mains. Ses yeux sans vie qu'aucun sang ne régénérait, fixaient en vain un lointain énigmatique, sur le fond du bavardage tout proche de spectateurs déambulant devant nous -qu'il ne voyait pas mais dont certains, tout souriants, s'arrêtaient pour tenter de capter un peu de son discours. Hélas la barrière de la langue était là! L'odeur des massifs fleuris, de chaque côté du banc, nous envahissait comme pour lui rappeler que notre monde sentait, malgré tout, encore bon...
Alors lui de poursuivre:
- Mais si, sous l'apparence du malheur généralisé, nous ressentons le fond des choses, nous sommes loin de céder à l'épouvante. Nous sentons, comme le poète, que l'ordre est au fond, que l'espérance subsiste malgré l'épreuve. Confirmation nous en est donnée par deux traits. D'abord par la tonalité mystique de l'acte, d'où émerge le déchirant repentir du coupable. Ensuite, par la personnalité de la nouvelle Vénus, par l'apparition de cette Kundry, qui a été condamnée à vivre éternellement dans la division pour avoir craché au visage du Christ le jour de la Passion. Et qui, donc, comme vous l'avez vu, apporte, sous sa forme pitoyable, des baumes à Gurnemanz pour alléger les souffrances d'Amfortas, alors qu'elle a, sous sa forme adorable, tenté le même au Jardin Enchanté de Klingsor...
- C'est là, disais-je, une invention incroyable de Wagner.
- Vous avez parfaitement raison. Parsifal fait penser à Lohengrin, pour d'évidentes raisons. Mais il est plus significatif de chercher des antécédents dans le douloureux destin de Tannhaüser. Le problème ici, revenant à choisir entre Vénus et Elisabeth, entre la sensualité païenne et l'amour virginal. Certes, les chevaliers du Graal ne sont pas condamnés à la chasteté. A preuve: l'autorité s'y transmet de père en fils. Mais ils sont soumis à la loi d'un ascétisme sage et digne, au rejet des voluptés lascives. Aussi, il n'y a rien de plus émouvant que cette Kundry. Il était beau, il était éloquent d'opposer Elisabeth à la déesse de l'amour pervers, mais quel enrichisment de la pensée, quel approfondissement de l'émotion, quand les deux personnages ne font plus qu'un -qui tremble et défaillit sous deux divinités rivales! Chez Klinsor, Kundry est la magicienne, la sorcière, la fille d'Isis, de Lilith et d'Astarté.
Dans notre acte, elle est, sous son écrasante fatigue et ses hurlements, la proie d'un désir d'immolation et n'aspire plus qu'à servir, telle une Madeleine sauvage.
J'étais frappé par cette analyse passionnée et je voyais déjà très bien quel serait son livre. Il se tourna vers moi, dont il ne connaissait les traits physiques qu'au travers de ce que sa femme lui en avait dit, et il posa sa main sur mon bras. Je ressentis comme un fluide rayonnant qui m'inonda.

Déjà les promeneurs se raréfiaient, l'entracte allait bientôt finir. Il me toucha encore puis il ajouta:
-Et nous n'avons rien dit de ce singulier passant qui nous paraît venir au nom du Seigneur! réservons-nous pour le prochain entracte.
Madame Emery revint. Elle apportait les impressions de personnes descendues au même hôtel qu'eux. Il était temps de nous séparer provisoirement et de regagner nos places...

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La Bégum

(Yvette Labrousse)

La Bégum m'accueillit avec un sourire charmant. Il me sembla trouver encore plus blanche sa tenue. Elle l'avait choisie, me disais-je, en toute conscience. Mais alors il me vint cette idée saugrenue que la baleine Moby Dick était blanche aussi et qu'elle communiquait au lecteur un frisson délétère. J'étais dans ces pensées sur la symbolique ambivalente du blanc quand l'Acte II commença.
Nous étions d'emblée avec lui dans le domaine de l'Adversaire, dans l'Anti-Graal. C'était là, songeais-je, une autre forme de la guerre froide que nous vivions alors dans notre monde.
Chez les chevaliers, on entretient la vie comme il sied, sans la profaner. Klingsor, lui, ne pouvant accéder à la chasteté par manque de volonté, a préféré se mutiler. Il est devenu, ce faisant, l'eunuque envieux, jaloux, féroce comme Nemrod. Mais, nanti par cet attentat contre lui-même, de pouvoirs démesurés et d'une ambition exaspérée, il peut diriger ses flèches empoisonnées contre les chevaliers. Magicien des ténèbres, il a paré de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel son Jardin Enchanté, où il règne avec la forme aimable de Kundry et où il a fait chuter Amfortas et lui a dérobé la Sainte Lance, tout en le blessant.
Maintenant, au sommet de sa tour et au milieu de ses instruments de magie, il attend ce passant, ce jeune Parsifal qui n'a rien compris aux déboires du Graal et qui ne peut que déboucher sur son domaine. Le jouvenceau est là. Il est d'abord assailli par les chevaliers passés à l'Adversaire. Mais il leur confisque une épée qui lui permet de tous les disperser. La tour et ses sortilèges s'écroulent et, à la place de tout cet arsenal disqualifié, surgit une autre féerie de résistance: le Jardin Enchanté des Filles-Fleurs. A l'instar des chevaliers, elles l'assaillent en vain.
Nous sommes loin des tentations de Saint Antoine qui inspirèrent Flaubert à la même époque! D'emblée, le jeune homme accède à cette sagesse qui déjoue toute sexualité. Désormais, la force physique et spirituelle lui appartiennent dans une sorte d'instantanéité des pouvoirs. Ce que voyant, Klingsor lui oppose la résistance la plus redoutable: après les ramages et les tourbillons des houris, voici Kundry, la forme adorable de la pécheresse -qui a narré au premier acte sa tragique histoire de femme condamnée à vivre éternellement, si elle n'est pas touchée à un moment par une grâce providentielle, tour à tour dans le stupre et la commisération, dans les ruses de la séduction et les élans de la dévotion.

Alors elle a, pour séduire le héros, cette idée géniale: l'apitoyer en lui annonçant la mort de sa mère et le priant, en échange, de lui donner ce baiser qu'il aurait donné à la mourante. Et, dans ce moment inouï de séduction, où se mêlent la tendresse vaguement maternelle et la violence de la passion, je percevais, à l'orchestre, ce que j'avais déjà entendu chez mon ami Orange: cette terrible agitation équivoque et complexe, ces rythmes scandés par les soubresauts de la luxure et ce désir de renoncement -expression que la musique plus que les vers pouvait donner de cette femme duelle. Oui: pressentant vaguement que cet homme est seul capable de lui apporter le salut, elle ne peut pourtant s'empêcher de lui donner un baiser passionné...


Alors paraît Parsifal, portant la Lance qui est maintenant son sceptre. Il en touche la plaie d'Amfortas qui aussitôt guérit. Tous les chevaliers acclament Parsifal qui s'agenouille, absorbé dans la prière. Une lumière resplendit: le Graal s'embrase, rayonne et, de la coupole, une colombe descend sur la tête de Parsifal, réinstaurant la verticalité du sacré, tandis que Kundry, pâmée, est enfin délivré de la vie, dans la majesté des cloches.
Le rideau tombé, j'attendais sur mon siège, aussi pâmé que Kundry, cerné par le recueillement de la salle, vu l'interdiction à Beyreuth d'applaudir Parsifal qui est une célébration religieuse à sa manière. Mais je ne pus éviter de me retourner vers la Bégum: la civilité l'imposait. Elle sentit mon regard, devant éprouver des émotions un peu similaires aux miennes, se tourna vers moi et me fit un petit signe de la main avec un large sourire, cependant que son mentor apparaissait. J'étais rêveur...


La soirée était douce. Je retrouvai Léon Emery et sa femme sur le banc pour la dernière fois car il m'avait été impossible d'avoir une place pour un autre spectacle...
Emery fit l'éloge de chef d'orchestre, des voix, ne pouvant juger de la mise-en-scène qu'au travers des appréciations de son épouse. L'esplanade se vidait et la voix du maître était insolide dans le silence ambiant.
- Oui, dit-il, l'interprétation est superbe car elle n'a pas été tirée vers l'extérieur, elle a conservé à l'oeuvre toute son intériorité. Vous avez vu comme l'effet de symétrie est poussée aussi loin que possible par Wagner. L'action dramatique de l'Acte II est "soulevée par deux ailes, puissantes et légères comme celle d'un séraphin." Mais c'est l'Enchantement du Vendredi-Saint sur quoi il est intéressant de s'arrêter. Il correspond dans Parsifal, à l'interlude symphonique qui, dans la Messe Solennelle de Beethoven, marque l'Elévation. On est dans l'ineffable avec cette musique. Par contre, sa signification religieuse justifie quelques réflexions. Et d'abord, par le choix du jour auquel elle se réfère.






Je ne m'étais pas à dire vrai posé la question et, en ayant un peu honte, je le lui dis. Il eut un mouvement d'épaule bienveillant et esquissa son large sourire bouddhique. Je lui avouais avoir été surtout porté, imergé par la musique. Il me répondit que c'était là la meilleure préparation pour se pénétrer plus à fond de l'oeuvre par la suite; le choc émotionnel, l'enthousiasme de la découverte précédant toujours une attitude attentive. J'alléguai que j'avais pourtant déjà entendu Parsifal chez mon ami Orange. Mais il ne parut pas pour autant inquiet par cela. - Sans doute, continua-t-il, du point de vue le plus orthodoxe, le Vendredi Saint ne saurait être considéré comme un temps d'affliction privé de lumière: la mort du Sauveur est aussi quelque part un triomphe. Bach l'a très bien compris, lui qui, dans l'air fameux de la Passion selon Saint Jean :"Tout est consommé", ne craint pas d'insérer une phrase glorieuse entre les périodes de déploration.








La Flûte enchantée

ou

Amour et Initiation

ou

Les Sexes bien tempérés

.Extrait de presse (Paris-Normandie) : "C'est le titre, évocateur et assez surprenant de la plaquette très dense que Jacques Junca vient de consacrer à La Flûte enchantée".
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Table des matières.

1

L'acheminement vers La Flûte

Mozart et l'initiation

Mozart et la Franc-Maçonnerie dans l'Empire

Mozart et les remous maçonniques

Mozart et l'Ordre des Illuminés

Mozart et la Maçonnerie féminine

Mozart et les années 1790 - 1791

2

Schickaneder - Mozart : le livret de La Flûte

Deux conditions déterminantes

Points de vue sur la rédaction

Sethos, source symbolique du livret

Le Temple et la symbolique

La prétendue faille du récit.

3

La composition et les premières représentations

4

Avertissement au lecteur

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Ouverture

6

Actes, tableaux et scènes

7

Conclusion



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Oeuvre disponible auprès de l'auteur jgjunca@gmail.com

Liens à consulter: http://www.festival-aix.com/



lundi 10 septembre 2012

Tablier de Maître Maçon (envers)



II


Pour le renversement du sens, à présent, qui a lieu chez Sarastro, au niveau des deuxième et troisième tableau, il s'avère inouï. Ainsi Pamina, pleine de la nostalgie de retourner chez elle, vu l'amour qu'elle porte à sa mère, agressée de plus par Monostatos, valet de Sarastro, qu'elle cherche sans cesse à fuir, et, apprenant là-dessus de Papageno qu'un prince qui l'aime et veut servir la Reine est venu la délivrer, n'en confie pas moins à Sarastro sous couvert de la vérité, le désir qu'elle a eu de fuir, voire finit par découvrir en Sarastro, non pas un démon, mais un sage, qui a peut-être eu des raisons de l'avoir enlevée à sa mère, celle-ci, selon Sarastro, ayant outrepassé certaines limites.


Quant à Tamino, le voilà aussi traversé par une prise de conscience parallèle et complémentaire de celle de Pamina. Conscient qu'il est, grâce aux Trois Garçons, de se trouver devant un temple (c'est à dire devant un lieu de haute civilisation inspirant la paix), il revient assez vite sur son désir de vengeance quand, au travers de son grand dialogue avec le grand prêtre, sorti de la porte centrale du temple, il apprend que Sarastro, présenté par tous comme un sage, n'est pas un hypocrite et qu'il y a donc un mystère à l'enlèvement de Pamina.


D'autant qu'il apprend encore, par des Voix venues de l'intérieur du temple, que la Princesse est toujours en vie: d'où, à la Flûte, le fameux air de remerciement des dieux, qui attire toute sorte d'animaux charmés. Enfin, lorsque Tamino est conduit de force devant Sarastro par Monostatos qui l'a intercepté, et que, dans une joie indescriptible, il aperçoit pour la première fois à côté de ce dernier, Pamina, qui se trouve être accompagnée de Papageno, ce n'est pas sans joie non plus, qu'il voit Sarastro sanctionner Monostatos et le Choeur louer ce geste punitif. Oui, désormais, la rencontre et les premiers émois ayant lieu entre les amants, qui vont jusqu'à s'embrasser publiquement, on peut dire qu'il y a de leur part un assentiment à subir les épreuves de purification et d'initiation qu'ordonne Sarastro.


Par rapport au conte Lulu, par rapport surtout au tout début de l'opéra, ce renversement de sens est une véritable révolution copernicienne. Sarastro n'est plus un démon mais le Sage, auteur d'un rapt favorable. Ainsi, on note encore que la flûte et le glockenspiel ne neutralisent finalement pas ceux auxquels la Reine pensait, mais le seul Monostatos, pour sa lubricité, et que les Trois Garçons dirigent d'emblée le Prince vers le temple, tout en lui assénant des conseils favorables à l'ordre des prêtres.


C'est dire que les piliers entre lesquels le drame se joue ont changé de signe. Sarastro est devenu le plus; la Reine, le moins, disons le rédimable. Elle est devenue le Fémini, non coupable d'être le féminin certes, mais coupable de l'excès qui consiste à vouloir étendre le Féminin à tout le Masculin, faussant ainsi l'équilibre du monde.


Pour la petite histoire ce renversement a fait l'objet de bien des hypothèses. Shikaneder l'a-t-il imaginé d'emblée? En ce cas pourquoi avoir laissé subsister des disparates dans le récit? ou l' a-t-il imaginé, alors que le livret était en partie écrit et la composition entamée? Shikaneder, dit-on, se serait trouvé tout à coup devant le fait qu'une troupe rivale jouait à Vienne La Cithare magique, pièce dont le texte n'était que la mise en livret du conte du même Lulu. il aurait alors couru chez Mozart en catastrophe, à huit heures du matin, un certain jour de juillet, pour lui annoncer la nouvelle et sa décision de tout revoir. Pour nous, tout cela paraît un peu léger.


C'est que tout nous semble, en effet, plutôt homogène de bout en bout, en dépit du changement de direction opéré. Et ce, dans la mesure où tout ce que viennent de vivre les héros, est, en profondeur, voulu par Sarastro. C'est à dire, en d'autres termes, que ce qu'ils ont vécu jusqu'ici est de l'ordre d'une pré-initiation à leur insu. Les intentions claires des personnages sont une chose; mais en est une autre l'esprit de Sarastro agissant souterrainement sous tout cela.


L'enlèvement de Pamina, l'apparition du Prince, le Serpent tronçonné, l'évanouissement et le réveil du Prince, les Trois Dames et leur futilité, la lutte de Pamina contre certaine luxure, l'arrivée enfin du Prince, qui, cherchant une femme, se retrouve confronté à un idéal de vie: ne sont-ce pas là les chaînons de toute épopée initiatique à ses débuts? Et encore n'est-ce rien dire de la symbolique des nombres évoquée par l'action, soulignée par la musique: comme la récurrence des chiffres 3, 5, 7 ou des images symboles évoquées par le décor: comme celles du cyprès, du palmier...


Initiations et sagesse...La Flûte Enchantée...(III)

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. Cordon maçonnique de Maître Maçon

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III

Tout l'acte II est consacré aux initiations proprement dites. A lieu, d'abord, une tenue du Temple au grand complet, où, après la Marche solennelle des prêtres, Sarastro présente les initiés, Papageno étant compris parmi eux, en vue de l'obtention d'une Papagena, dont il dit avoir un immense besoin au cours de l'acte I. Sarastro manifeste sa foi en eux, sa conviction qu'ils atteindront à la sagesse, encore qu'en cas d'échec il n'exclut pas un risque de mort. C'est pourquoi il répond affirmativement aux questions interrogatives des prêtres.

Sept épisodes initiatiques suivent. Très habilement, les interventions extérieures des Trois Dames et de la Reine, lesquelles n'ont de cesse que de vouloir interrompre le cours des initiations, et celles, intérieures, d'un Monostatos rendu fou et cruel par les charmes de Pamina qui lui résiste, vont s'intégrer auxdits épisodes, à la manière d'éléments décisifs.

Ainsi le contenu des épisodes est fait du double apport de cette résistance extérieure et intérieure à vaincre et des exigences proprement initiatiques à subir: l'observance du silence d'une part et la purification par les quatre éléments de l'autre.

L'ordre des épisodes, maintenant, est à la fois déterminé par les étapes obligées (selon l'esprit de Sarastro et des prêtres) menant au rapprochement décisif des héros; à savoir: esprit de détachement, séparation provisoire, sentiment de perte, maîtrise de soi enfin au sein des retrouvailles -par la considération de plus grand que le couple: la famille pour Papageno / Papagena, l'intérêt humanitaire pour les Princes.

La présentation des épreuves par l'Orateur et le Deuxième Prêtre, le port éventuel du bandeau, l'obscurité totale, bandeau ôté: les orages, les éclairs, les tremblements de terre, l'apparition des lions, les spectacles déchaînés de l'eau et du feu, bref, toute la gamme des matérialisations symboliques des quatre éléments; la nourriture réglementée, l'utilisation de la Flûte et des clochettes d'abord perdues puis restituées aux impétrants, la Flûte tenant son pouvoir magique de ce que - réceptacle des quatre éléments- elle a été fabriquée dans du bois prelevé au coeur d'un chêne millénaire foudroyé par l'orage et les éclairs. Ainsi, talisman cosmologique, elle participe de la Terre par le bois du chêne où on l'a taillée, de l'eau par l'orage, du Feu par les éclairs et de l'Air, en tant qu'elle est instrument à vent.

Voilà, disons, tout l'ensemble des opérateurs entrant dans l'économie de ce processus initiatique. On a compris que nous ne pouvons - sauf à allonger démesurément notre propos - évoquer le détail pourtant très riche de chaque épisode, d'ailleurs à peu près connu de chacun de nous. Disons, cependant, que les impétrants ont été d'abord initiés par la Terre (ce qui connote le Cabinet de Réflexions de l'Initiation maçonnique au premier degré, grade d'apprenti); puis par l'Air, le Feu et l'Eau (ce qui connote ce que l'on nomme Les Voyages au cours de cette même initiation au premier degré). Mais, ce qui est à relever, touchant l'ensemble des initiations, c'est que non seulement le profil d'initiation de chaque couple est différent, voire a lieu à des niveaux différents (l'Opéra de Mozart ne péchant pas parla défense d'un égalitarisme à tout prix, persuadé qu'il est, avant Nietzsche, que la grandeur et la finesse de toute civilisation repose sur le respect des différences). Oui, le couple Papageno / Papagena s'avère inapte à subir toutes les épreuves de la Terre, de l'Air, de l'eau - et pas du tout celle du Feu, symbole de l'accès aux plus hautes connaissances et au désir d'instauration d'une société juste et harmonieuse. Cette épreuve est réservée à Pamina et à Pamino.

Mais on peut dire encore que s'avère différent le profil initiatique de chacun des membres de chaque couple. On peut dire, par exemple, que le profil initiatique de Pamina est hautement plus dramatique et plus émouvant que celui de Pamino. Ne la voit-on pas, en effet, confrontée à des choix cruciaux: plaire à sa mère chérie et tuer Sarastro, ou déplaire à celle-là et épargner celui-ci; préférer ensuite la mort à être un objet de luxure pour Monostatos et être sauvée in extremis du couteau de ce dernier par Sarastro; intercéder plus tard pour cette même mère qui l'a reniée, puis être sauvée in extremis encore de son propre couteau par les Trois Garçons, à l'occasion de ce qu'elle prend pour un abandon de Tamino, tenu qu'il est à l'observance du silence? Mais aussi la voit-on par là redimer ce que les prêtres et Sarastro tiennent pour la nature bavarde et superficielle propre à la femme et, du coup, prendre le pas sur Tamino, lors de leurs dernières initiations communes par l'Eau et le Feu.

Par contre, ce dont on peut difficilement rendre compte ici, c'est du ton tour à tour délicieusement charmant et naïf avec le couple Papageno / Papagena, pathétique et profond avec le couple Tamino / Tamina.

La grâce et la force du génie musical de Mozart ont fait l'entrelacement de ce double itinéraire initiatique un opéra universel, pour tous les âges et pour tous publics; et donc un chef d'oeuvre dans la mesure où, bien que se rapportant à des référents maçonniques précis, le génie mozartien a échappé à écrire une oeuvre didactique. Son autonomie artistique constitue même curieusement le plus grand hommage fait à la maçonnerie.

Quant au titre de l'opéra, La Flûte Enchantée, nous pensons, contrairement à beaucoup, qu'il n'évoque pas un instrument qui ne serait dans l'oeuvre qu'un simple accident, mais qui en est la colonne vertébrale symbolique, en tant que talisman cosmique, réceptacle des quatre éléments. Outre que les sons de la Flûte, ont, entre les mains de Tamino certaines fonctions d'appel ou certains dons magiques (comme celui d'attirer un moment les animaux à l'instar des sons d'Orphée), elle est présentée par Pamina à Tamino, quand ils doivent aborder ensemble les ultimes épreuves cruelles de l'Eau et du Feu, comme pouvant aider par ses sons à venir à bout de ces dernières. Ainsi, Pamina, par l'explication qu'elle donne alors de la nature de la Flûte et par l'application qu'elle en propose, rétablit celle-ci dans sa véritable fonction. Fabriquée par le père de Pamina, mais malencontreusement tombée à son décès entre les mains de la Reine, la voilà transformée en arme contre les Initiés. Cependant, on a vu que Tamino, en la possession de qui elle entre, change de camp, tout en apprenant de Pamina l'origine et l'essence de celle-ci. Du coup, la faisant servir, à l'instigation de sa fiancée, au bon déroulement de leurs dernières épreuves communes, il lui rend sa destination solaire initiale. Et, par là, contribue à affirmer l'ordre de Sarastro, lequel récupère somme toute un instrument qui lui appartenait. Ainsi se clôt un cercle.

La réussite des initiations entraîne, comme on s'en doute, une dernière attaque du clan de la Reine, auquel Monostatos, en véritable transfuge, s'est rattaché par dépit; et celui-ci, qui a la connaissance des souterrains du Temple et à qui la Reine a promis sa fille, une fois récupérée, mène l'attaque. mais on entend un fortissimo de tout l'orchestre, La septième-diminué, illustrant quelque catastrophe, et l'incendie du Temple prévu par le clan de la Reine n'a pas lieu, car celui-ci, sur deux descentes vocales et instrumentales, est rejeté "dans la nuit éternelle".

Enfin a lieu la glorification des Princes. Initiés à la sagesse scolaire des Prêtres d'Isis et d'Osiris, à leur idéal de raison dressé contre tout obscurantisme et toute injustice institutionnelle, ouvert au contraire au progrès des connaissances et à la recherche du bonheur de l'humanité, on peu en effet, imaginer que ceux-ci progresseront et gouverneront dans cette voie, qui entre nous, n'est, ni plus ou moins, que celle de l'Art Royal, spécifique de la Maçonnerie.